Lorsque mourut le fermier de mon village, ses trois fils se partagèrent son bien.
« Moi, je prends le moulin, dit Colas, qui était l’aîné.
- Moi, dit Colin qui était le second, je prends la maison et le verger qui est autour.
- Moi, dit Colinet qui était le plus jeune et n’avait pas beaucoup d’esprit, je prendrai ce que vous me donnerez.
- Que pourrions-nous te donner ? dit Colas qui avait très mauvais cœur. Un lit, une horloge, une table t’embarrasseraient, puisque tu n’as pas de maison pour les loger. Ce que nous te donnerons, il faut que tu l’emportes sur ton dos.
- C’est vrai, dit Colinet.
- Donc, dit Colin, ce que nous pourrons trouver de plus petit est ce qui te conviendra le mieux.
- C’est encore vrai, » dit Colinet.
Ils cherchèrent dans la maison ce qu’il y avait de plus petit ; c’était un vieux pois chiche, tout racorni et tout sec.
« Cela, dit Colas, ne sera pas lourd à porter, ni encombrant : c’est donc ce qui te convient le mieux. »
Colinet était habitué à croire tout ce que ses frères lui disaient. Bien loin de protester, il les remercia poliment, prit son pois et s’en alla.
Il marcha tout le jour, allant droit devant lui.
Le soir venu, il entra dans une petite maison : près du foyer, une femme taillait la soupe.
« Madame, pouvez-vous nous loger, moi et mon pois ?
- Nous logerons bien votre pois : mais vous, nous ne vous logerons pas.
- Logez toujours mon pois, dit Colinet ; pour moi, j’irai ailleurs. »
La femme prit le pois et le posa sur le dressoir. Mais pendant qu’elle achevait de préparer le souper, une poule qui picorait de-ci, de-là, sauta sur le dressoir et avala le pois.
Le lendemain matin, voici Colinet qui revient :
« Madame, rendez-moi mon pois.
- Ah ! votre pois ? J’en suis fâchée, une poule a sauté sur le dressoir et l’a mangé.
- Madame, madame, donnez-moi la poule à la place de mon pois ; sinon j’irai trouver le juge et je vous ferai un procès.
L’absurdité même de cette demande en fit le succès : l’obstination de ce grand nigaud parut si drôle à la bonne femme, qu’elle ne put s’empêcher d’éclater de rire, et, ayant ri, elle se trouva sans armes contre les prétentions de Colinet. Comment se fâcher quand, de si bon cœur, on vient de rire ?
Colin et, la regardant, riait aussi et répétait :
« Donnez-moi la poule, madame ; madame, donnez-moi la poule…
-Allons, dit la bonne femme quand elle eut assez ri, prenez-la, mon garçon : qu’elle vous porte bonheur, c’est ce que je vous souhaite. »
Colinet remercia poliment la bonne femme, prit la poule et s’en alla.
Le soir venu, il entra dans une ferme et demanda :
« Pouvez-vous nous loger, moi et ma poule ?
- Nous logerons bien votre poule : mais vous, nous ne vous logerons pas.
- Logez toujours ma poule, dit Colinet ; moi, j’irai ailleurs. »
Il laissa sa poule et s’en alla.
La fermière logea la poule dans l’étable ; mais voilà que pendant la nuit un gros porc se coucha sur elle et l’écrasa.
Le lendemain matin, voici Colinet qui revient :
« Je viens reprendre ma poule.
- Ah ! votre poule, j’en suis fâchée, pauvre garçon : un de nos porcs s’est couché dessus et l’a écrasée.
- Madame, madame, donnez-moi le porc à la place de la poule ; sinon j’irai trouver le juge et je vous ferai un procès.
- En vérité, dit la fermière, ce garçon est d’une niaiserie qui dépasse tout. A-t-on jamais vu demander un porc pour une poule ? »
Cependant Colinet restait planté devant elle, répétant toujours la même phrase, sur le même ton.
Amusée, elle appela son mari. Son fils vint à son tour, puis le valet de ferme, puis la servante, puis les garçons et jusqu’au petit pastoureau gardeur de chèvres. Tous riaient, regardant avec curiosité ce grand dadais qui faisait preuve d’un tel aplomb.
Heureusement pour Colinet, le fermier venait de conclure un excellent marché qui le mettait en belle humeur ; c’était, d’ailleurs, un très bon homme, et généreux.
« Allons, dit-il, prends le porc, mon pauvre garçon : tu nous a donné la comédie, c’est justice que tu sois payé. Puisse ce porc être le commencement de ta fortune ! »
Colinet remercia poliment, prit le porc, et s’en alla.
Le soir venu, il entra dans une ferme plus grande et plus belle que celle de la veille.
« Bonne gens, dit-il, pourriez-vous nous loger, moi et mon porc ?
- Nous logerons bien votre porc : mais vous, nous ne vous logerons pas. »
Colinet commençait à s’habituer à cette réponse.
« Logez toujours mon porc, dit-il ; moi j’irai ailleurs. »
Et il s’en alla.
« Maman, dit la fille de la fermière, qui était une très bonne personne, cette bête doit avoir faim et soif ; pour commencer, je vais la mener boire au ruisseau. »
Elle prit le porc par sa longe et le mena au ruisseau. Mais voilà que, tandis qu’il se penchait pour boire, le porc glissa et, la tête emportant le reste du corps, il tomba dans le ruisseau et se noya.
Le lendemain matin, Colinet arriva redemander son porc.
« Ah ! votre porc, mon pauvre garçon ! excusez-nous : notre fille l’a mené boire au ruisseau, il a glissé, il est tombé dans l’eau et s’est noyé.
- Madame, madame, donnez-moi votre fille à la place du porc, sinon j’irai trouver le juge et je vous ferai un procès.
La fermière se récria
« Y pensez-vous ? Notre fille à la place de votre porc ? La comparaison nous honore, en vérité !
- Donnez-moi votre fille, madame ; madame, donnez-moi votre fille, sinon j’irai trouver le juge et je vous ferais un procès. »
Il prit un escabeau et s’assit dessus, bien décidé à ne pas s’en aller. Il était encore là quand, à midi, le fermier rentra pour manger la soupe.
« Quel est donc ce garçon ? » demanda-t-il.
Et sa femme le mit au courant de l’aventure.
« Diable, diable ! dit le fermier en se grattant l’oreille ; nous voici, ma femme, fort ennuyés. »
Car ce fermier avait horreur des procès.
Pendant qu’il délibérait avec sa femme sur les moyens de sortir de ce mauvais pas, leur fille s’approcha d’eux.
« Ce garçon n’a pas tort, dit-elle ; pour avoir noyé sa bête je lui dois une réparation.
S’il n’y a pas d’autre moyen d’éviter le procès, donnez-le-moi pour mari, mes chers parents. Je l’épouserai sans peine, et même avec plaisir, car il est gentil.
- Gentil, peut-être, dit la fermière ; mais il ne me paraît pas fort avisé.
- On peut faire un bon mari, ma mère, tout en n’étant pas fort avisé, ne le croyez-vous pas ?
- Elle raisonne juste, dit le fermier. Mieux vaut une noce qu’une mauvaise affaire ; mieux vaut un violoneux que les gendarmes. Va chercher le garçon. »
Tant et si bien que Colinet épousa la jeune fille et vécut très heureux avec elle et ses parents, sans jamais manquer de rien.
B.-A. JEANROY