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Le dimanche 23 mai 1943, La Gazettede Lausanne reprend à sa Une la publication des Saisonslittéraires d'Edmond Jaloux. C'est le premier épisode d'unechronique qui couvre désormais les années 1904-1914 (la vingtièmeet dernière partie de la chronique des années 1896-1904 étaitparue le 30 novembre 1941). On y retrouve le jeune Jaloux – il a 26ans, Gide 35 – à la descente du train qui l'a conduit de Marseilleà Paris où il va séjourner quelques temps chez les Gide.
Pour aller plus loin sur le sujet des rapports entre Gide et Jaloux, leur Correspondance, 1896-1950, établie et présentée par Pierre Lachasse (Presses Universitaires deLyon, 2004) est d'un très grand intérêt. Elle présente en plus des 112 lettres publiées des textes et documents, que ces extraits des Saisons Littéraires complètent, ainsi qu'une bibliographie. Notons également que Gide entreprit l'écriture d'un conte, resté inachevé, d'après un récit de Jaloux : La Visite chez la voyante, paru dans le BAAG n°36 d'octobre 1977.
(lire la première partie)
(lire la deuxième partie)
Edmond Jaloux (1878-1949)
Les saisons littéraires
1904-1914
J'arrivai à Paris au commencement demai 1904.André Gide m'attendait à la gare. Ilm'avait invité à passer une semaine chez lui ; il se montraitcurieux de l'effet que ferait Paris sur un jeune homme qui n'y étaitjamais venu, mais qui en connaissait cependant mille détails partout ce qu'il en avait lu.André Gide habitait alors boulevardRaspail dans une maison, comprise entre la rue de Grenelle et leboulevard Saint-Germain : immeuble d'apparence bourgeoise, trèsbanalement parisien, qui existe toujours, mais dont lerez-de-chaussée est occupé aujourd'hui par un grand magasind'épicerie. A cette époque, le boulevard Raspail n'était pasencore entièrement percé ; l'ensemble du quartier avait gardé saphysionomie ancienne.Gide me proposa de faire le chemin àpied, afin que je prisse directement contact avec Paris sans êtreséparé de lui par les vitres cahotantes de ces fiacres misérablesqui encombraient à ce moment, c'est-à-dire avant l'invasion desautomobiles, les abords de la gare de Lyon.Il faisait un de ces ciels couleurd'aile de pigeon, ici blanc, là plus gris, ailleurs presque ardoisé,que je devais tant aimer par la suite et qui sont la parure de Paris,comme une coupole de lapis-lazzuli, tout éclatante de soleil etvibrante de mistral fait celle de Marseille. Ce qui me frappa alors,ce fut la vieillesse des maisons : ce je ne sais quoi de travailléet de noirci par les siècles qui constitue Paris. Quittant ma villenatale, j'avais le sentiment d'émerger d'un lieu presque sans passé,bien qu'à tout prendre, l'antique Phocée fût antérieure de prèsde huit cents ans à la fondation de la capitale, et de m'enfoncerdans l'histoire même de ma race. Tous ces événements formidableset presque toujours tragiques, que m'avaient révélé les livresd'histoire, je les sentais familiers, présents, tout grondantsencore de leur épaisse et grandiose fureur ; je les touchais presquede la main. Et cependant, malgré cette séculaire poussière, quelleétrange blancheur, quelle pâleur de coquillage ou de craie, ontquelques-unes de ces vieilles maisons qui longent les quais de laSeine !Et quand je vis Notre-Dame, j'éprouvaimalgré tout, — je veux dire malgré tout ce que j'en attendais, —une sorte de stupeur éblouie. Oui, c'était bien là l'écrincapable d'avoir recueilli et de contenir quelques-unes des plusbelles images de notre passé.Gide savait mon amour pour les animaux.Il me proposa de faire mon entrée dans Paris par la voie du Jardindes Plantes. Il a lui-même à leur égard une passion aussi graveque scientifique. Ses lecteurs connaissent tous ce charmant petitDindiki, qui fut son compagnon de route, au Congo, pendant quelquessemaines, et qu'il essaya en vain de sauver. Devant chaque cage, nous échangionsdes propos qui n'étaient point seulement ceux d'amants de la nature.Nous éprouvions l'un et l'autre celle fraternité avec les bêtes,qui est obscure et délicate et qui constitue la seule fraternité,je suppose, qui ne souffre pas de déception.En face d'un iguane qui se caressaitaux pâles rayons du soleil, immobile, avec son œil fin, fixe etcomme engourdi, André Gide se tourna vers moi et me dit en riant :— N'est-ce pas ? On dirait M.Bergeret.C'est, en effet, du milieu de Gide quedevaient sortir les premières réactions sérieuses contre la gloired'Anatole France et la manière de sacerdoce laïque qu'il exerçait.C'était au nom de la ferveur, de la foi même, si j'ose dire —mais de laquelle ? — qu'André Gide s'élevait contre AnatoleFrance. Plus tard, je devais comprendre que Gide était lui-même unhomme de la même génération et, dans un certain sens, de la mêmeformation d'esprit que le père de M. Bergeret. Il avaitquelques-unes de ses vues sur le monde, le même scepticisme foncier.En tant que communiste, Gide devait reprendre exactement où sonprédécesseur l'avait laissé, le rôle socialisant d'AnatoleFrance. L'ironie de ce dernier et l'exaltation discontinue de Gidetrouvent l'un et l'autre leur origine dans un rationalisme total,dans la même horreur instinctive du surnaturel.Et pourtant, Gide nous apportait, ànous, jeunes hommes, cet élément qui nous transformait : une sorted'adoration panthéiste de la vie ; adoration qui contrastait enapparence avec le dilettantisme de l'abbé Jérôme Coignard.Aujourd'hui, que les choses ont bien changé d'aspect, aujourd'huiqu'une sorte de fanatisme sanglant emporte le monde et commence detransparaître même dans le royaume pacifique des lettres, il nousfaut reconnaître, chez l'un comme chez l'autre de ces écrivains, unépicurisme délicat. Après tout, cet épicurisme savant est une destraditions les plus fortes et les plus saines de la sagessegréco-latine, une vertu de l'humanisme, aussi suspecte à présentque lui-même.Et cet iguane, venu peut-être duMexique ou des îles Bahama [sic], se chauffer au soleil de Paris, etqui en épuisait savamment les délices avant de mourir, nous donnaitune belle leçon de cette sagesse sensuelle dont l'abbé JérômeCoignard et Ménalque auraient pu s'entretenir avec une mutuellecompréhension. Mais si l'on m'eût dit tout cela en 1904, j'auraisété fort surpris, et je pense même choqué. Il n'y a qu'uncritique des œuvres de l'esprit : c'est le temps. Mais le temps,quoi qu'on en dise, est un critique indulgent, plus encore quesévère.Dans la chambre qui m'était réservée,un livre m'attendait déjà. C'était une plaquette consacrée parEugène Rouart à l'Autunois. J'en éprouvai une sorte d'orgueil.Ainsi je n'étais pas encore arrivé à Paris que déjà des bouquinsse préparaient à m'accueillir. C'était là une attentioncharmante. Personne, en effet, n'était plus persuadé que moi de monindignité en me présentant à une ville aussi illustre. Je n'avaisnul désir de la conquérir comme un héros de Balzac ou d'EmileZola. Si j'avais pu, dans ma chambre de la rue des Tonneliers, fairede grands projets d'avenir, il m'avait suffi de sortir de la gare del'Est et de mettre le pied sur le trottoir parisien pour être ramenéà la modestie.Mme André Gide me reçut de la façonla plus affable et la plus amicale, comme si elle m'avait toujoursconnu. Elle donnait une impression de pureté et de dévouementextraordinaire, avec quelque chose de provincial et de retenu quidevenait émouvant à force de réserve et de douceur. Son teintbistré semblait révéler une santé fragile, mais elle avait desyeux noirs, brillants comme des pierres, et des dents d'une extrêmeblancheur. Il ne semblait pas qu'elle fût sur la terre pour autrechose qu'aider les autres dans leur vie difficile. Effacée etdiscrète, on eût dit qu'elle veillait de loin sur la maison, bienqu'elle eût l'œil à tout, mais comme une lumière qui veuttoujours rester voilée.A peine étais-je installé chez luique Gide disparut. Il avait reçu, me dit-il, la lettre d'undirecteur de pénitencier. Il s'agissait d'une nouvelle forme deredressement des caractères anormaux. A l'idée du monde qu'ilallait voir, qu'il allait connaître, Gide frémissait déjàd'impatience. Il racontait avec fièvre quelques-uns des détailsqu'il venait d'apprendre. « C'est du Dostoïevsky ! Disait-il,de sa voix haute et flûtée ». Quand il fut parti, Mme André Giderevint sur ce propos, et avec sa charmante douceur, et presque sansironie, elle dit tendrement : « Dès que quelque choseintéresse André, il dit toujours que c'est du Dostoïevsky ».Au cours de cette semaine, que jepassai boulevard Raspail, je vis Gide assez rarement. Il étaittoujours dehors. C'est un des traits de son caractère qui sembleavoir le plus échappé à ses biographes que cette perpétuelleinstabilité d'humeur. Elle l'empêche de rester où il est ; elle lefait brusquement apparaître au moment où on l'attend le moins etdisparaître avec la même promptitude ; elle lui rend intolérablesengagements et promesses ; elle le pousse à se dérober autant qu'ille peut, à moins qu'une curiosité passionnée ne l'emporte.De temps en temps, nous allions voirensemble une exposition de peinture, dont il avait un goût trèsvif. Il y eut cette année-là, dans une galerie, un choix deportraits d'écrivains. Nous la parcourions un matin. Une femme jeuneet fraîche, élégante, avec un visage rond et un air étranger,tenant un petit garçon par la main, s'arrêta devant le célèbreportail de Stendhal par Södenmark. Elle interpella alors l'enfant,qui devait avoir six ou sept ans : « Voilà, dit-elle,quelqu'un dont tu raffoleras quand tu seras grand ! » Je nesais pas si la prophétie s'est réalisée, car je n'ai jamais su quiétait le petit garçon, mais la jeune femme était Mme Edwards, quiavait été Mme Thaddée Nathanson et qui devait devenir, par lasuite, Missia Sert. Un moment après, un homme qui semblait avoirmaigri prématurément et qui portait un fort beau costume de drapanglais, arrêta Gide, et d'une voix aiguë et zézayante fitquelques remarques narquoises sur les tableaux exposés. C'étaitJacques-Emile Blanche. Personne ne me connaissait, mais rien de cespersonnages ne m'était inconnu. Je les écoutais en silence.« L'élégance de Jacques-Emile m'humilie toujours », me ditGide, quand le peintre nous quitta.Un soir où Gide ne sortit pas, ilouvrit ses cartons et me montra un grand nombre de photographies etde portraits du plus vif intérêt. Il me lut aussi la plupart deslettres qui lui avaient été envoyées à l'occasion del'Immoraliste. Il faut dire qu'à son apparition, cechef-d'œuvre avait été accueilli par un silence presque universel.J'étais un des rares qui en eussent alors parlé avec enthousiasme,Gide voulait me faire connaître ce que ses contemporains pensaientde son livre. A quelques exceptions près, ils ne se montraient pasdes plus favorables. Ce livre étonnant les irritait plus qu'il lesravissait ; sa forte et secrète beauté n'était visible qu'à bienpeu. Je me souviens de la carte qu'en signe de réponse, Pierre Louÿsadressa alors à André Gide, avec lequel il était brouillé depuisune dizaine d'années. Elle ne contenait qu'un point d'interrogation.
Edmond Jaloux, del'Académie Française.
(La Gazette de Lausanne du 23 mai 1943)