Extrait de ses Oeuvres complètes
100 pages parmi 850 pages
Editions Arléa - Août 2007
1928-29. Dans les colonies de l'Afrique Occidentale et Equatoriale françaises, c'est encore la Traite des Noirs. Albert Londres brave les avertissements et fait ce voyage duquel il rapportera sa vérité, ce qu'il a vu de ces expatriés qui sont parachutés dans les différentes provinces et de ces hommes exploités qui travaillent jusqu'à en mourir pour bâtir ces colonies.
Presque au hasard des titres des différents reportages que compte ce recueil je me lance dans la lecture de Terre d'Ebène. Albert Londres dit être allé du Sénégal au Congo en passant par le Togo et le Bénin alors je me laisse tentée aussi par l'aventure. Et une magie opère, ou serait-ce simplement sa qualité de journaliste : j'entend et je vois ce qu'il a entendu et vu, j'ai cette impression. C'est diablement bien reporté, avec rythme et style.
Extrait :
"On ne peut dire que le Sénégal ressemble à un jardin botanique : il n'a qu'un arbre. C'est la baobab. Le baobab est un géant désespéré. Il est manchot et tordu. Il tend ses moignons face au ciel, comme pour en appeler au Créateur de la méchanceté de ses bourreaux qui l'ont crucifié. On sent qu'il pousserait des cris déchirants s'il avait la parole et qu'il ferait des gestes de détresse si la nature lui avait donné le don du mouvement. Il se plaindrait d'avoir une telle dégaine et des bras comme les culs-de-jatte ont des jambes !
- Oui! oui ! regardez bien ! C'est tout ce que nous avons comme ombrage. Vous en restez bouche ouverte. Il faudra la fermer. Ce paysage ne changera pas pendant six cent kilomètres. Votre mâchoire se fatiguerait à la longue."
Il nous parle des expatriés qu'il croise, de leurs états d'âme, de leurs femmes les rejoignant avec des kilomètres de malles derrière elle. Il nous parle des maladies, de la fièvre jaune qui tue. Des captifs, preuves de l'existence alors encore de l'esclavage. Des métis qui trouvent difficilement leur statut. Des marchés au coton. De ces travailleurs qui construisent les lignes de chemins de fer, et qui le week-end claquent pour 50 francs ou 80 francs de billet de train, pour voyager le plus loin que leur salaire le leur permet... et puis ils reviennent à pieds.
Et puis même, on a droit à un peu d'histoire, celle de Behanzin, ce roi du Dahomey qui lutta contre l'envahisseur français et fut exilé en Martinique puis en Algérie. Vingt ans plus tard, Albert Londres a assisté au retour de la dépouille de Behanzin sur son sol natal. Le prince Ouanilo, le fils, était présent ce jour-là, venu d'Europe. Il mourut dès qu'il voulu quitter l'Afrique.
Et puis, parfois, il lâche des paroles cinglantes à l'égard de son pays colon :
"Je pensais que si le Français s'intéressait un peu moins aux élections de son conseiller d'arrondissement, peut-être aurait-il, comme tous les autres peuples coloniaux, la curiosité des choses de son empire, et qu'alors ses représentants par-delà l'équateur, se sentant sous le regard de leur pays, se réveilleraient, pour de bon, d'un sommeil aussi coupable."
Albert Londres n'est pas anti-colonial, loin de là, mais il rêve d'une colonie digne, et au moins aussi performante que l'ont été les colonies anglophones du continent africain.
"Ce n'est pas en cachant les plaies qu'on les guérit."
Il souhaiterait que l'AOF-AEF soit une colonie bien mieux gérée, efficace et prospère. Parfois on pourra regretter le ton très paternaliste qu'emploie Albert Londres en parlant de ses "nègres"... Dommage, mais cela ne traduit-il pas une vision récurrente de son époque ?
Du vrai reportage ! Du lourd, du documenté, du bien rédigé en plus ! J'ai découvert avec étonnement ce journaliste plein de malice et de talent, et ne manquerai sûrement de me replonger dans ses Oeuvres complètes pour y piocher le récit d'une autre destination...
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