Les habitués du blog savent à quel point mon cœur bascule sans réserve à l'écoute de chaque nouvel enregistrement de Racha Arodaky. Qu'il s'agisse de Domenico Scarlatti ou de GF Haendel, ses interprétations du répertoire baroque sur piano moderne constituent des exemples parfaits de cette subtile alchimie qui mêle équilibre de la forme, clarté de la ligne, pulsation, sensualité, mouvements circulaires quasi hypnotiques et qui font que les interprétations de cette pianiste sont proprement uniques.
Son toucher, à la fois timbré et subtil révèle une dualité vraiment passionnante entre énergie et délicatesse.
Son tout dernier enregistrement dédié aux partitas 1, 2 et 3 de JS Bach et à des transcriptions pour clavier sous son propre label Air Note ne déroge absolument pas à la règle. On sent même d'emblée une profondeur, une maturité encore supérieures qui font que la pianiste surmonte de façon impressionnante le caractère imposant et la difficulté technique des ces pièces.Imposant, venons-en à ce point justement. Le propre de Racha Arodaky est ne surtout pas se laisser "démonter" par cette montagne à affronter et de prendre à bras le corps ces partitas. Mais attention, elle le fait avec une telle noblesse de ton, une telle justesse, que cet engagement ne force absolument pas le trait et a surtout pour vocation de nous restituer une autre vision, plus proche de nous, plus humaine, moins distanciée. Toute la subtilité de l'exercice est bien là et Racha Arodaky y parvient de façon exemplaire.
Tout d'abord on est frappé par la clarté extraordinaire du contrepoint, qu'elle avait déjà parfaitement révélée sur les suites de GF Haendel. Ensuite, on notera la respiration, l'élan permanent, l'exaltation du caractère circulaire de cette musique. C'est encore plus probant sur JS Bach que sur GF Haendel justement. Le lyrisme de la pianiste apporte des couleurs, une vie, une extraordinaire proximité à ces partitas qui nous parlent enfin, nous révèlent un JS Bach incroyablement humain. Elle descendent enfin du piédestal où nombre de pianistes, par aversion pour le risque ou par une lecture par trop obséquieuse, les cantonnaient, inaccessibles, intimidantes, arides.
Des trois Partitas, ma préférée est indéniablement la Partita N°3 en la mineur BWV 827 qui, d'ailleurs, comme le rappelle la notice du disque, est la première écrite par JS Bach. L'interprétation par Racha Arodaky de la Sarabande de cette partita est fascinante. L'élégance du toucher, la finesse de la trame rythmique, la noblesse de la respiration sont proprement prodigieuses. L'Allemande qui nous est proposée revient bien à l'origine de cette danse qui doit être amenée avec un tempo plus allongé que ne le font nombre de pianistes, conférant ainsi à cette pièce une sensualité indéniable.
Dans la fameuse Partita N°2 en do mineur BWV 826, Racha Arodaky confère une ampleur chorale, colorée et dense à l'imposant thème d'introduction de la Sinfonia, pour nous amener avec subtilité à l'extraordinaire Andante qui suit, velouté et délicat, et à la fugue pétillante et nerveuse. Comme pour la précédente Partita, la Sarabande nous interpelle et nous charme par sa mélancolie et son caractère méditatif.
Dans la Partita N°1 en si bémol majeur BWV 825, le Prélude lumineux, délicat et faussement léger annonce une atmosphère bien différente de la Partita N°2, car plus intimiste. Des trois Sarabandes, celle de la Partita N°1 est la plus construite, presque récitative. La main droite de Racha Arodaky exprime avec une justesse inouïe cette voix qui s'adresse à nous, nous amenant à de fausses résolutions et à des reprises, des rebonds avec des accords arpégés qui à chaque fois nous étonnent et nous émeuvent jusqu'au paroxysme que constitue une trille d'une longueur étonnante au minutage 3'04".
Racha Arodaky a fait le choix particulièrement réussi de transcriptions la plupart écrites pour le clavier par JS Bach comme intermèdes entre chaque Partita.
Le premier est la transcription BWV 973 du Largo du concerto pour violon, hautbois et basse continue RV 299 d'Antonio Vivaldi. Il ouvre la session (c'est la première piste du disque) et sa douceur, son caractère quasiment cosmique, irréel imposent un silence incroyable et constituent une ouverture très bien vue pour annoncer le monde dense et imposant des Partitas. En guise de clôture, Racha Arodaky a fait le choix d'une pièce rappelant la toute première par son caractère aérien, divin, mais aussi poignant. Il s'agit d'une transcription pour piano du Suscepit Israel extrait du Magnificat qu'elle a elle-même écrite. Entre les Partitas, deux autres intermèdes viennent également nous toucher par leur beauté : la superbe Sarabande en ré mineur de la suite française N°1 BWV 812, qui n'est pas sans nous rappeler une des arias justement du même Magnificat. Enfin, la transcription par Alfred Cortot, du fameux largo du concerto pour clavier et orchestre en fa mineur BWV 1056 qui semble suspendre le temps.
Après plusieurs écoutes de ce disque, celui-ci ne cesse de révéler sa richesse et sa profondeur. Lorsque l'on suit le parcours de Racha Arodaky et que l'on s'imprègne de ses enregistrements, on est toujours touché par son réel engagement, son tempérament, une authenticité dans son travail. Ceci est extrêmement rare de nos jours où le "système" privilégie avant tout des interprètes excellents techniquement mais qui, faute de prise de risque, ne nous racontent pas grand chose. Racha Arodaky a en outre le courage de continuer à éditer ses enregistrement sous son propre label, visiblement pour préserver sa liberté de ton.
Ce disque confirme que la musique abordée avec conviction, sans compromis, avec le coeur nous touche profondément. Le travail de Racha Arodaky est enfin d'une intelligence rare. La meilleure illustration en est l'extraordinaire cohérente dans l'interprétation de ce corpus de trois Partitas. Il n'y a aucun signe de faiblesse, aucun travers et l'intégrité de l'approche est assez rare pour être soulignée. Elle n'abuse ni des ornementations, ni de la pédale, trouvant le juste équilibre entre une approche trop claveciniste ou, inversement, trop romantique.
On notera enfin la qualité de l'enregistrement. On a une sensation à la fois de proximité et d'espace et on retrouve comme la magie des enregistrement analogiques avec leur sonorité soyeuse et lumineuse. Il était temps de rompre avec les pianos enfermés dans des atmosphères numériques d'une froideur et d'une sécheresse déprimantes.
Racha Arodaky interprétera ces partitas dans un concert programmé le 4 février 2012 à la Salle Wagram.
Coup de cœur du poisson rêveur.Extrait : Sarabande de la Partita N°3.
JS Bach - Partitas N°1, 2 et 3 - Transcriptions pour piano - Racha Arodaky, piano - Label Air Note - Co-production Air Note / MusicOvations.