Suite de la Saison littéraire en laquelle Edmond Jaloux rencontra André Gide à Marseille et de celles qui allaient suivre et voir se former les groupes et les amitiés littéraires au tournant du 19e siècle.
(lire la première partie)
Les Saisons littéraires 1896-1900
Cet André Gide, qui vînt me voir enmai 1896, commençait à peine alors de se dégager de l'étreinte dusymbolisme.S'il avait pu, à l'apparition de sonpremier roman, Les Cahiers d'André Walter (et que ce romanavait déjà de beautés ! il participe d'un romantisme éternel,qui semble affranchi de toute mode), se laisser confondre avec undisciple de Maurice Barrés : André Maurel, Maurice Quillot, JeanThorel, Maurice Beaubourg ; si Le Voyage d'Urien le rangeaitentre Henri de Régnier et Viélé-Griffin, il venait tout à coup dedécouvrir son propre espace et de s'y élancer. Nous étions alorsbien peu à le savoir. Henri Ghéon, André Ruyters, Eugène Rouart,Jacques Copeau, Charles Chanvin; moi même, voilà, je crois, legroupe initial des amis de Ménalque. Jean Schlumberger n'y figuraitpas encore et encore moins Roger Martin du Gard et Gide ne devaitdécouvrir Charles-Louis Philippe que quelques années après.Nous avons tous alors subi l'influencede Gide ; et bien d'autres après nous. En quoi a consisté cetteinfluence ? On l'a beaucoup critiquée depuis ; et plus récemment,condamnée. Je ne crois pas qu'on se soit efforcé de l'expliquer ;ou plutôt ceux qui l'ont voulu faire ont toujours exposé ; leurpropre cas. Ces temps derniers, on a reproché à Gide d'avoir donnéà la jeunesse le culte de la jouissance, de l'hédonisme, comme ondisait justement vers 1996. Mais c'est se tromper d'enseigne : le ditde la jouissance, il faut le chercher chez Anatole France ; PierreLouÿs et Jean de Tinan en faisaient hautement profession. Comment lereprocher à Gide ? C'est oublier qu'il est l'auteur des Cahiersd'André Walter, et de La Porte Etroite, et du RoiCandaule. et de La Symphonie Pastorale. Son œuvre estdans l'ensemble une des plus austères de notre temps.Il y a dans l'exemple de Gide, àl'origine (je dis : à l'origine, car les choses par la suite se sontextrêmement compliquées), deux éléments différents : l'un est leprincipe qu'il faut toujours exiger de soi le plus difficile (et iciGide rejoint le stoïcisme et et Nietzsche), l'autre, que chacun denous vaut par sa capacité de révéler une nature originale(et cette manière de voir est typiquement un idéal de romancier).En pratique, ces deux éléments se rejoignent ; on ne devientsoi-même, c'est-à-dire un individu, que par une sévèrediscipline.Les événements historiques ont sibien brouillé les notions que le mot individu a prit aujourd'hui unsens péjoratif et les hommes d'Etat contemporains semblent condamnerl'individualisme au nom de la nation. Mais l'individualisme, au senspolitique que l'on donne aujourd'hui à ce mot, représente une mêmemixture d'égoïsme, de paresse, d'indifférence au sort du pays, detendance au plaisir facile et d'anarchie débrouillarde, qui n'aaucun rapport avec le vrai culte de l'individu. Ce sont les régimessévères qui créent celui-ci ; non les veules ; et ce n'est pas ladémagogie qui le sert. Les individus authentiques sont chezPlutarque ; non au milieu des peuples marchands. L'individu est lerésultat d'un accomplissement personnel ; nullement un ennemi-né del'Etat. C'est un produit psychologique ; non social. Et le mot leplus profond qui ait été prononcé, c'est à Goethe qu'il faut ledemander : « Tout ce qui émancipe notre esprit émancipe sansnous donner la maîtrise sur nous-mêmes est funeste. »Gide s'est, il est vrai, toujours élevécontre cette morale du XIXème siècle dont l'idéal est larespectabilité conventionnelle ; et justement parce qu'ellen'entretient que la facilité et l'intérêt privé ; qu'elle obturel'intelligence ; qu'elle demande à ses fidèles de considérer avanttout leurs aises et une adroite hypocrisie, non une vue générale,libre, hardie, des choses ; enfin parce qu'elle engourdit au lieu desusciter. Mais cette bourgeoisie qui se délectait à la lectured'Anatole France, dont l'anarchie foncière flattait ses instincts, aboudé l'œuvre de Gide qui les contrecarrait.Il est vrai aussi que par la suite leschoses se gâtèrent. Lorsque Henri Massis, au nom de la moralereligieuse et d'une notion toute idéologique du moi, accusa Gided'immoralisme foncier et presque de perversité ou de satanisme,Gide releva le défi en affectant de croire qu'en prenant cetteposition, il avait eu raison de le faire. Mais cette position,justement, n'était pas la sienne ; et crier à la persécution eûtété chez lui désaveu d'une philosophie complexe, dont un certainamoralisme — et non immoralisme — n'était pasexclu ; en revanche, une telle philosophie comportait aussi l'amourde la vertu, au sens antique du mot. Car il ne faut pas croire que lamorale du XIXe ait un caractère éternel ; elle eût étéincompréhensible au plus grand des moralistes : à Sénèque ; ellene ressemble que de fort loin à celle du XVIe ou du XVIIe siècles.Il est vraisemblable qu'elle subira d'ici peu de lustres de profondesmodifications. Quoi qu'il en soit, André Gide devaitpar la suite mettre l'accent sur tout ce qui touche à la révolte enl'opposant à la résignation, et s'attirer beaucoup de critiques dela part de gens qui, ne pouvant !e suivre sur son terrain (et pasdavantage Massis, sur le sien), traînèrent ce problème dansl'ornière des plus étroites considérations personnelles.Il est vrai aussi que la philosophie «gidienne » n'eut jamais une forme précise ; que son créateurvoulut admettre, dès le début, qu'il entendait lui-même demeurerindépendant d'elle ; qu'il revendiqua sa propre disponibilité commesa première raison de vivre et que, par crainte d'être distancé,il se laissa compromettre par beaucoup, qui se servirent de lui en lerevendiquant comme un guide.Enfin la première position prise parGide envers le communisme acheva de brouiller les cartes : on vit ledéfenseur de l'individu prendre parti pour ses destructeurs. Ildevait revenir de son erreur. Mais à nous, à la fin de l'autresiècle, qu'apportait-il de si important ?Un sens nouveau de la terre et, pourainsi dire, l'amour de la découverte ; le sentiment que vivre est ensoi-même une action admirable, en dehors de ses conséquences ; etmême si elle ne devrait avoir aucune conséquence ; la ferveurenvers ce qui est parce que cela est. C'est dans cet enthousiasme quenous nous rejoignions, Gasquet, Ghéon, Ruyters, Copeau, Rouart,Chanvin, Michel Arnauld, Charles-Louis Philippe, les naturistes,moi-même et quelques autres, auxquels devaient succéder JeanSchlumberger, Jacques Rivière, Alain-Fournier, Michel Yell, RogerMartin du Gard, Valéry Larbaud, pour ne citer que plusieurs des plusreprésentatifs.André Ruyters était alors un de ceuxqui le mieux mettaient en lumière la première morale de Gide ;celle de l'originalité foncière. Gide devait la résumer lui-mêmepar cette phrase si lourde de sens :« Jette mon livre ; dis-toi bienque ce n'est là qu'une des mille postures possibles en face de lavie. Cherche la tienne. Ce qu'un autre aurait aussi bien fait quetoi, ne le fais pas. Ce qu'un aurait aussi bien dit que toi, ne ledis pas, — aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attacheen toi qu'à ce que tu ne sens qu'en toi-même, créé de toi,impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. »Cette conception des êtres, AndréRuyters la reprenait à son tour dans des contes transparents, desromans légers, où certain style rococo, inspiré du XVIIIème siècle,prenait paradoxalement un maintien gourmé et presque pédant. Dansdes décors qui empruntaient quelques-unes de leurs parures àl'imagination de Henri de Régnier, circulaient, aimaient etdiscutaient des personnages qui typiquement incarnaient la jeunessede 1900. J'ai gardé un souvenir exquis de La Correspondance duMauvais Riche et des Jardins d'Armide que traversait leMénalque de Gide, cette fois, égaré au milieu de trop de fleurs.Plus tard, Ruyters alla en Ethiopiereprésenter je ne sais quelle société belge, dont les attributionsme sont inconnues. Il cessa donc d'écrire, mais, en revanche, il putréunir une petite ménagerie qui groupait quelques spécimenssauvages de la faune abyssine. C'était le rêve de toute sa vie. Lesguépards et les gazelles, personnages d'une féerie orientale etréelle, ont dû lui faire oublier les figurines galantes de cesfables modernes, où l'on retrouvait l'abbé de Voisenon, Henri deRégnier et André Gide et qui m'ont procuré des heures sicharmantes. .Dans un roman que j'ai beaucoup aiméaussi, vers ma vingtième année, Eugène Rouait ressuscita égalementla personne légendaire de Ménalque. La Villa sans Maitres,ainsi s'appelait ce livre incertain, où la fluidité du style deGide se faisait plus liquide encore, plus ductile, mais où tout,sujet, héros,paysages se fondait dans une simplicité délicieuse,une sorte d'euphorie de la plus rare-délicatesse; Rouart, lui aussi,s'arrêta de bonne heure d'écrire, se consacra à l'agriculture, fitvaloir un domaine... Rien de plus émouvant que ces premiers regardsjetés sur la vie par des écrivains destinés à devenir des hommesd'action et qui se sont laissés emporter par leurs rêves avant defaire un choix positif (1).Un autre encore, Charles Chanvin, a étéde ceux-là. Intime ami de Gide et de Léon-Paul Fargue, avant dedevenir avocat et de se consacrer au barreau, il a écrit des versintenses et sensibles, dont l'accent pathétique est brisé par unepudeur défensive. On y retrouvait quelquefois la pureté troubléede Virgile, quelquefois l'écho dramatique des dialogues deDostoïewski... Ils n'ont jamais été réunis en volume.Michel Arnauld (de son vrai nom MarcelDrouin), professeur d'histoire au Prytanée de la Flèche, beau-frèred'André Gide, publiait de temps en temps dans les jeunes revues,notamment dans L'Ermitage, des fragments d'un livre sur lasagesse de Goethe, qui n'a pas été achevé. Vers 1896, Goethe,malgré de nombreux travaux; était encore mal connu ; on ne voyaitguère en lui que le romantique de Werther et du premier Faust.Michel Arnauld aura donc contribué à le faire mieux comprendre auxgénérations qui se formaient et, sans doute aussi, aura-t-il révéléà Gide lui-même, dont il était l'aîné, une pensée qui devaitdevenir si profitable à l'auteur des Nouvelles Nourritures.A cette époque, Gide et Henri Ghéon,que tout devait séparer par la suite, étaient fraternellement unis.L'exaltation, l'exubérance de Ghéon renforçaient, étayaient laferveur plus austère de Gide. Les éclats de voix du premier, sesgestes amples, sa façon précipitée de se courber en deux pourmieux prononcer certaines phrases, son rire tumultueux faisaient plusgrave l'allure mystérieuse et un peu contractée de son ami. Lesévoquer ainsi dans mon souvenir me rend quelque chose du plaisir quej'éprouvais à les voir ensemble, car la mémoire possède ceci demerveilleux, si l'on sait s'en servir, qu'elle peut nous replonger àn'importe quel moment précis des époques écoulées et vaincreainsi le temps.Ghéon rêvait d'écrire des romans decaractère, dans la grande tradition de l'esprit français et desmeilleurs romanciers du XIXe siècle. Il publia La Vieille damedes rues, Le Consolateur, œuvres originales, frémissanteset curieuses, que l'on ne devrait pas oublier... Mais la guerre vint; et sa conversion au catholicisme. Un autre Ghéon naquit ; on saitle reste...Je le répète : Copeau, Ghéon,Arnauld, Ruyters, Rouart, Chanvin, et Fargue (2) aussi, etCharles-Louis Philippe, et moi-même, nous avons tous subil'influence de Gide. Elle s'est fait sentir de la façon la plusvariée. Elle n'avait donc rien de tyrannique. Elle consistait bien àdemander à chacun ce qu'il contenait d'irremplaçable.J'entends bien que l'irremplaçable n'est pas fatalement lemeilleur. Mais il n'est pas de vérité morale également bonne pourtous ; comme le disait Claude Bernard dans une tout autre science,c'est le terrain seul ici qui compte. Ce dont Gide s'effrayait,c'était de voir tous les individus passer sous la même toise. Maisje ne crois pas qu'il ait jamais pensé que tout homme pût devenirun individu. Un mot de plus, et je tomberais dans la politique: que Mnémosyrne et les Muses m'en gardent !
Edmond Jaloux, del'Académie française.
(1) Il ne faut pas oublier que Napoléon Ier écrivit quelques œuvres romanesques avant d'entrer dans son véritable destin, qui était de vivre un immense roman. Bismarck disait un jour, à Londres, à Disraeli, que s'il n'était pas homme d'Etat, il eût voulu être romancier. (2) Tancrède : le premier livre de Léon-Paul Fargues.
(La Gazette de Lausanne du 14 septembre 1941)