Quand d’autres ne le font pas à ma place, il m’arrive de relire mes modestes productions. Quand l’envie me prend, il m’arrive aussi de revenir vers un livre, pas spécialement en le relisant intégralement, mais en cherchant ce qui a pu m’échapper. Quand des amis, des connaissances ou d’autres acteurs de la blogosphère ont un avis sur un ouvrage qu’il m’a été donné d’évoquer, il m’arrive de les écouter et, parfois, d’entrer en dialogue avec eux. Et quand, pour telle ou telle raison (souvent parce que je le gonfle avec mes discours sur la nécessité d’une littérature active dans la société), quand mon interlocuteur se défile, il m’arrive d’entretenir le dialogue avec moi-même.
C’est un peu de ces éléments qu’il faut convoquer pour légitimer mon retour vers Le Baiser peut-être (Alma Editeur) que j’ai abordé dans l’une de mes premières critiques. Il faudrait ajouter, avant d’aller plus avant, un trait essentiel : la force des textes de Belinda Cannone tient en leur présence, longtemps après la lecture, malgré les affres du temps et des bibliothèques où s’entassent des livres inertes.
Où se situe mon erreur ? Pas dans le jugement que j’ai pu formuler alors, mais dans les termes que j’ai employés et qui, avec le recul, me paraissent porter à confusion. J’ai, abusivement je pense, accolé sur ce texte l’étiquette de « l’essai ». Il est vrai que, pour tout commentateur qui se respecte, il est plus aisé (et parfois plus juste) d’enfermer une œuvre dans un genre. Si elle est difficile à contester dans son intégralité, quelques mots sur ce problème de classification me permettra d’aller plus avant dans le texte, dans ses enjeux et dans ses qualités esthétiques. Constater cette dernière « petite » chose veut dire plus que « pour une fois, voilà un essai qu’il est bien écrit ». Vrai que Le Baiser peut-être n’a pas la brutalité propre à un discours scientifique. Mais ce que je cherche à dire, c’est que le livre de Belinda Cannone ne se borne pas à élaborer une thèse sur un thème, à être un discours critique, extérieur au problème pour mieux l’examiner. Le Baiser peut-être est un « objet d’art », qui met en forme des procédés plastiques. Pour parler du baiser, Belinda Cannone a fait de son texte un baiser : elle a embrassé le sujet, à pleine bouche.
Je crois qu’on pourrait revenir continuellement sur les classifications de genres au sujet de l’œuvre de Belinda Cannone. Limiter l’impact d’Entre les bruits au domaine romanesque contemporain, c’est-à-dire se borner à le voir comme une histoire, a été une erreur que beaucoup ont formulée à l’époque de sa sortie. Se restreindre à considérer Le Baiser peut-être comme un essai, c’est noyer une part de ses ambitions. Bien plus proche des esthétiques des Lumières, où l’essai était une tentative, en dehors des genres classiques, pour répondre à une question posée par le monde, Belinda Cannone a une nouvelle fois fait acte de littérature. Oui, elle a agit pour ne plus percevoir cet art par le petit bout de la lorgnette. Il n’est pas de son propos de faire l’apologie d’un élitisme suranné, mais bien de redonner à l’art du langage sa capacité d’engagement sur le monde, au-delà de la platitude des histoires et des certitudes scientifiques qu’on professe.
Inverser le mode de l’essai est une tension d’écriture chez Belinda Cannone. J’en prends pour preuve ce qui apparaît comme la donnée la plus factuelle dans son texte. Au cours d’une note de bas de page, elle relate l’histoire d’un homme demandant à être incarcéré parce qu’il n’a jamais été embrassé. Tout ici n’est que fiction, caricature la plus pure d’une réalité dont il faut, parfois, s’évertuer à relever les défauts.
Il m’arrive de penser que repousser les barrières pour atteindre un sentiment de liberté jamais rassasié est peut-être l’attitude la plus humaine qui soit. Il m’arrive de considérer paradoxal qu’une complaisance face aux genres, face aux modes de dire (ce qui n’accrédite pas pour autant le flou artistique) soit venue la remplacer en littérature ces dernières années.
Il m’arrive d’être rassuré, réjoui même, quand on me fait mentir.