Scènes galantes (détail), c.1770-80.
Coton imprimé en rouge à la plaque de cuivre, Manufacture Oberkampf.
Jouy-en-Josas, Musée de la Toile de Jouy.
« Celui qui n'a pas vécu au dix-huitième siècle avant la Révolution ne connaît pas la douceur de vivre et ne peut
imaginer ce qu'il peut y avoir de bonheur dans la vie. C'est le siècle qui a forgé toutes les armes victorieuses contre cet insaisissable adversaire qu'on appelle l'ennui. L'Amour, la Poésie,
la Musique, le Théâtre, la Peinture, l'Architecture, la Cour, les Salons, les Parcs et les Jardins, la Gastronomie, les Lettres, les Arts, les Sciences, tout concourait à la satisfaction des
appétits physiques, intellectuels et même moraux, au raffinement de toutes les voluptés, de toutes les élégances et de tous les plaisirs. »
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Mémoires
Pousser les portes du musée de la Toile de Jouy, créé en 1977 et installé depuis 1991 dans une vaste demeure de la seconde
moitié du XIXe siècle répondant au nom évocateur et quelque peu prédestiné de château de l’Églantine, c’est se donner l’assurance de faire un
bond dans le temps et de renouer, le temps d’une flânerie à la fois rêveuse et instructive, avec une certaine idée d’un raffinement à la française solidement ancré dans l’esthétique de l’Ancien
Régime, un point qui explique sans doute assez largement le succès que ces productions textiles rencontrent aujourd’hui. L’exposition Parties de Campagne, qui s’y déroule depuis le
printemps dernier et prendra fin, après prolongation, le 3 janvier 2012, offre une manière de quintessence de l’esprit qui emplissait Talleyrand de nostalgie au travers de créations regroupées
autour de la thématique des jardins et des champs réinventés par l’imagination et la main de l’homme entre le dernier quart du XVIIIe siècle et
le premier du XIXe.
Il convient peut-être de s’arrêter un instant, avant de parler de l’exposition elle-même, sur le support lui-même ou
plutôt celui qui lui conféra ses lettres de noblesse, une figure aujourd’hui surtout connue des amateurs et des spécialistes. Christophe Philippe Oberkampf est à la fois l’héritier d’une longue
tradition et un commerçant avisé et soucieux d’innover. Ce fils d’une famille de teinturiers est né en Allemagne, dans le village de Wiesenbach, aujourd’hui dans le Land de Bade-Wurtemberg, en
1738. Après avoir été formé par son père, il gagne Mulhouse où il devient graveur au sein de la manufacture d’indiennes (toiles imprimées) fondée en 1746 par Samuel Koechlin, Jean-Jacques
Schmaltzer, Jean-Henri Dollfus et Jean-Jacques Feer. Après avoir été employé en qualité de coloriste aux ateliers de l’Arsenal à Paris, il fonde, en association avec Antoine Guerne (dit de
Tavannes), sa propre entreprise de toiles imprimées à la planche de bois à Jouy-en-Josas, un lieu qui, outre sa proximité avantageuse avec Versailles, offre l’espace et, grâce à la Bièvre, la
quantité d’eau nécessaires à cette industrie. Les premières productions apparaissent dès 1760 et le succès est au rendez-vous, impliquant rapidement un agrandissement des locaux et des
améliorations techniques visant à en accroître la productivité, dont le plus marquant est probablement l’abandon des planches de bois au profit de plaques de cuivre gravées fixées sur des
tambours cylindriques. Naturalisé Français en 1770, Oberkampf connaît une réussite spectaculaire qui le conduit à une position de quasi-monopole : ses ateliers deviennent manufacture
royale en 1783 et il reçoit, en 1787, des lettres de noblesse. La production de la toile de Jouy n’est pas freinée par la Révolution et si on note un ralentissement de l’activité au tournant du
siècle, la décennie 1800 est encore suffisamment florissante – plus de 1300 ouvriers travaillent encore à Jouy en 1805 – pour attirer l’attention de Napoléon, qui décore l’entrepreneur de la
Légion d’honneur en 1806. Cependant, la concurrence de plus en plus rude d’autres centres de production d’indiennes, comme Nantes ou Rouen, et la situation politique agitée font de 1815 une
année noire, dont le point d’orgue est la mort d’Oberkampf, le 6 octobre. Son fils, prénommé Émile, lui succède, mais en 1821, il cède l’entreprise à Jacques-Juste Barbet (dit de Jouy,
1787-1849), patron d’une manufacture d’indiennes rouennaise ; les ateliers de Jouy ne résisteront cependant ni aux difficultés de la conjoncture ni à la désaffection du public : ils
ferment définitivement leurs portes en 1843.
Lorsque l’on pense à la toile de Jouy, c’est plus naturellement l’image de cotonnades illustrées de scènes
arcadiennes qui vient à l’esprit. Elles constituent, en fait, la prolongation d’un esprit qui s’est appuyé, dès le départ, sur la représentation d’une nature maîtrisée et décorative, puisque ce
sont les motifs floraux qui prédominent dans les premières productions d’Oberkampf. Parties de Campagne permet de mesurer cette évolution tout en explorant les variations dont s’est
accompagné le traitement des thèmes pastoraux, du plus simple semis de pensées à la scène galante élaborée en usant de références empruntées aux peintres à la mode, Watteau, Boucher, Fragonard
ou Hubert Robert, ou de créations originales, comme celles de Jean-Baptiste Huet, un artiste très attaché aux ateliers jovaciens dont les œuvres prolongent une veine Pompadour (voir ici) pleine de charme jusqu’à une date très avancée dans le XVIIIe siècle. Chacun goûtera le parcours
proposé par l’exposition, dont il faut louer la scénographie très réussie, car traduisant parfaitement le mélange d’élégance et de fraîcheur exprimé par les toiles, signée par Philippe Model,
selon son envie et ses connaissances. La variété des couleurs, des textures et des motifs constitue certes, à elle seule, une véritable source d’émerveillement, mais on peut aussi traquer, au
travers de ces pans de tissu dans lesquels il serait réducteur de ne voir qu’une somptueuse décoration, les échos des préoccupations d’une époque et l’évolution des styles picturaux qui s’y
sont succédé.
Les toiles de Jouy reflètent le goût prononcé pour les fleurs et jardins qui hantent alors la littérature, en les
regardant parfois au travers du prisme, plus ou moins déformé par l’imagination, de la botanique ou de l’exotisme alors en vogue, et sont également toutes baignées par les frémissements
rousseauistes devant une nature idéalisée au sein de laquelle l’Homme vit heureux au rythme des saisons en profitant des fruits savoureux qu’elles prodiguent, que les soupirs amoureux troublent
à peine et dont les moutons, semblables à leurs frères de Trianon, ne peuvent être que chéris. Témoins de l’actualité, comme le montrent la très belle composition Le ballon de Gonesse,
illustrant les expériences aérostatiques menées par les frères Robert et le physicien Jacques Charles les 27 août (vol non monté) et 1er décembre 1783 (vol habité), ou l’allégorie
Louis XVI restaurateur de la liberté, dessinée par Huet vers 1790 et modifiée pour s’adapter à la nouvelle situation politique du pays (la figure de la liberté, par exemple, était à
l’origine celle de la religion), les toiles traduisent également de près les évolutions du goût, en représentant, à l’instar de Louis Boilly dans le domaine de la peinture, la détente qui marque la société bourgeoise du Directoire avec son besoin de jeux et de plein air (Les
Champs Élysées, début du XIXe siècle, Manufacture Favre Petitpierre et Cie, Nantes), ou l’appétence grandissante pour une
Histoire fortement teintée de romanesque, revêtant l’histoire de Louis XIV et Mademoiselle de Lavallière (c.1815) ou Les Premiers amours de Henri IV ou l’origine de conter
fleurette (début du XIXe siècle) des accents typiques du style troubadour, tandis que d’autres scènes, comme celle représentant l’éruption
du Vésuve dans Le Galant jardinier (c.1815), attestent de l’intérêt renouvelé pour l’Antiquité suscité par les fouilles d’Herculanum et de Pompéi qu’elles expriment sur le ton
néoclassique popularisé par Joseph-Marie Vien et son élève, Jacques-Louis David. Il y a donc beaucoup de choses à apprendre ou à deviner, ce qui n’exclut nullement le plaisir, en regardant ces
toiles qui, en dehors de leur destination décorative, sont de véritables tableaux de la société qui les a vues naître.
Il vous reste un peu plus d’un mois pour aller découvrir Parties de Campagne, une exposition délicieusement
instructive dont le caractère souriant est un véritable baume dans les temps troublés que nous traversons. Je recommande à ceux qui ne pourraient pas se rendre au musée de la Toile de Jouy, un
établissement dont les richesses méritent réellement la visite et dont la qualité de l’accueil réservé au public doit être soulignée, de faire l’acquisition du catalogue accompagnant cette
manifestation, deux petits volumes joliment présentés sous un coffret fleuri, dont les textes, à l’exception d’une préface heureusement brève accumulant les banalités, sont particulièrement
intéressants et dont les illustrations, choisies avec un goût très sûr, parviennent à transmettre les bruissements de ces bonheurs de jadis dont les brises font onduler les ramures de ces
jardins de coton.
Parties de Campagne, Jardins et
champs dans la toile imprimée XVIIIe-XIXe siècles. Musée de la Toile de Jouy, Jouy-en-Josas
(Yvelines), du 29 avril 2011 au 3 janvier 2012. Ouvert du mardi au dimanche, de 11h à 18h. Plus d'informations sur le site du musée.
Catalogue : Anne de Thoisy-Dallem (dir.), Parties de Campagne. Éditions Soferic, 2011, 288 pages,
25€. ISBN : 978-2-919165-00-1. Ce livre peut être acheté en suivant ce lien.
Illustrations complémentaires :
Jardinier, jardinière (détail), c.1780. Coton imprimé à la planche de bois, Manufacture Oberkampf. Jouy-en-Josas,
Musée de la Toile de Jouy.
Les délices des quatre saisons (détail), 1787. Dessin de Jean-Baptiste Huet (Paris, 1745-1811), coton imprimé en
rouge à la plaque de cuivre, Manufacture Oberkampf. Jouy-en-Josas, Musée de la Toile de Jouy.
Le ballon de Gonesse (détail), c.1784. Coton imprimé à la plaque de cuivre, Manufacture Oberkampf. Jouy-en-Josas,
Musée de la Toile de Jouy.
Le galant jardinier (détail), c.1815. Coton imprimé en rouge à la plaque de cuivre, Manufacture Favre Petitpierre et
Cie, Nantes. Jouy-en-Josas, Musée de la Toile de Jouy.
Accompagnement musical :
1. André-Modeste Grétry (1741-1813), Céphale et Procris, ballet héroïque sur un livret de Jean-François Marmontel
(1773) :
Récitatif et air (L’Aurore) : « C’est ici que le beau Céphale – Naissantes fleurs »
Sophie Karthäuser, soprano
Les Agrémens
Guy Van Waas, direction
Airs & ballets. 1 CD Ricercar RIC 234. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
2. Michel Corrette, Variations sur la Fürstenberg (1783)
Catherine Daron, flûte traversière
Les Menus-Plaisirs du Roy
Jean-Luc Impe, archiluth & direction
Parodies spirituelles & spiritualité en parodies. 1 CD Musica Ficta MF8010, chronique complète
ici. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
3. Les tendres souhaits, paroles de Charles Henri Ribouté sur un air de Giovanni Battista Pergolesi (dernier quart du
XVIIIe siècle)
Claire Lefilliâtre, chant
Le Poème Harmonique
Vincent Dumestre, guitare, théorbe & direction
Plaisir d’amour, chansons & romances de la France d’autrefois. 1 CD Alpha 513. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.