La crise, une opportunité pour la construction européenne ?

Publié le 22 novembre 2011 par Cahier

Face à la crise économique et financière que traversent actuellement les pays de la zone euro, les Etats n’apparaissent pas comme les plus à mêmes pour résoudre les problèmes. Que ce soit en Grèce, en Italie, en France ou encore en Allemagne, les gouvernements nationaux, affaiblis après plusieurs années d’exercice du pouvoir et ne disposant plus de la confiance d’une majorité de leur population, peinent à établir des consensus nationaux et à défendre les efforts nécessaires face à la crise. De plus, l’ampleur du marasme semble appeler une réponse à une échelle plus large, tant l’interdépendance est forte entre les pays de la zone euro, la défaillance de l’un pouvant entraîner la chute de tous. L’Union Européenne est alors apparue au premier plan dans la lutte contre la crise, son intervention se traduisant notamment par le plan concerté de sauvetage de la Grèce et  la mise en place du Fonds Européen de Stabilité  Financière. Alors que la construction européenne pâtit d’un ralentissement depuis les référendums français et néerlandais de 2005, la crise actuelle peut-elle s’avérer être une opportunité pour relancer le processus européen ? Va-t-elle notamment permettre de passer un cap dans l’intégration économique européenne ou encourager un nouvel élargissement ? Au contraire,  va-t-elle renforcer les tentations de repli au sein des Etats et faire apparaître l’Europe comme une entité lointaine et technocrate, coupée des réalités nationales ? Si cet article ne pourra répondre à ces questions pour l’ensemble des 27 pays de l’Union Européenne, penchons-nous sur l’évolution du rapport des Français à l’Europe en ces temps de crise, avec quelques éclairages provenant d’autres pays.

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Un rapport ambivalent des Français à l’Europe  

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Les Français entretiennent depuis le début ou presque de la construction européenne un rapport ambigu à l’Europe : elle semble en effet apparaître à leurs yeux à la fois ou tour à tour comme une nécessité pour garder une voix au chapitre dans le concert des nations au niveau mondial et comme un risque de voir se dissoudre la France, son identité, ses traditions, sa souveraineté… Ces deux manières d’appréhender l’Europe prennent plus ou moins de poids en fonction des appartenances sociales, générationnelles ou politiques mais varient également en fonction des périodes et du contexte économique. Le non au référendum pour le traité constitutionnel en 2005 illustrait cette ambivalence dans le rapport des Français à l’Europe : si une majorité se disait alors attachée à la construction européenne, le traité intégrant la directive Bolkestein sur la libéralisation du marché européen des services était davantage perçu comme une menace, celle de la dissolution de notre modèle, que comme une chance, celle de promouvoir ce modèle à une échelle plus large. Stéphane Rozès et Guillaume Klossa dans leur article « L’identité à l’épreuve de l’Europe » ont ainsi pu expliquer la progression et la victoire finale du non au référendum par l’écart croissant perçu par la population entre l’Europe idéelle et l’Europe réelle. Ajoutons à cela que les représentants politiques français ont pu jouer de cette ambiguïté soit en rejetant sur Bruxelles les limites de nos politiques nationales et les entames à notre modèle social, soit en considérant l’Union Européenne comme un lieu où faire briller les idées de la France et briller eux-mêmes.

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Aujourd’hui, alors que la crise de la zone euro fait craindre la faillite de certains Etats et que les plans de rigueur se multiplient, quel angle prédomine dans la manière des Français de concevoir l’Union Européenne ? Il semblerait que la population soit aujourd’hui particulièrement divisée. En effet, selon un sondage de l’IFOP réalisé en septembre dernier pour les Journées Parlementaires de l’UMP, 53% des Français se déclarent attachés à la construction européenne contre 47% pas attachés. Et on observe une proportion identique – 19% – indiquant y être très attachés ou au contraire ne pas y être du tout attachés, signe d’une polarisation assez forte de la population sur ce point. Les personnes les plus susceptibles de se déclarer attachées à la construction européenne se retrouvent parmi les membres des catégories supérieures, les personnes les plus diplômées et celles ayant voté « oui » au référendum de 2005. De plus, lorsqu’ils pensent à l’Europe, les Français ressentent des sentiments nombreux et parfois contradictoires : selon un sondage Sofres pour la Fondapol,  64% indiquent ainsi ressentir de l’espoir (30% citent ce sentiment en première position) et 54% de la déception (29% en première position). Viennent ensuite la peur (37%), la confiance (37%), l’indifférence (34%), le rejet (24%), la fierté (23%) et la satisfaction (23%). On le voit, les Français se partagent et oscillent entre des sentiments positifs et négatifs à l’égard de l’Europe.

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Ces ressentis paradoxaux découlent de la perception d’une Europe pouvant à la fois être source de protection et de danger. Ainsi, selon le sondage de l’IFOP, une majorité des Français estime aujourd’hui que le fait d’être membre de l’Union Européenne rend la France plus puissante dans les relations internationales (59%, +6 points par rapport à 2004). 65% des catégories supérieures, 70% des plus diplômés et 72% de ceux qui ont voté « oui » en 2005 défendent cette opinion alors que 45% des catégories populaires, 47% des personnes ne détenant pas le baccalauréat et 60% de ceux qui ont voté « non » ne le pensent pas. En outre, le sondage réalisé par la Sofres montre également que 76% des Français jugent que l’Union Européenne nous assure la paix, 68% qu’elle nous rend plus fort face aux Etats-Unis, 59% qu’elle nous rend plus fort face à la Chine, 57% qu’elle favorise le développement économique de la France et 69% que l’appartenance de la France à l’UE renforce la puissance de la France dans le monde. Cependant, une proportion non négligeable estime que l’Union Européenne menace l’identité de la France (34%), qu’elle accentue le chômage en France (48%) ou qu’elle affaiblit la protection sociale en France (45%). Au final, selon un sondage récent de Harris Interactive pour le Nouvel Observateur, 37% des Français considèrent que l’Union Européenne protège les citoyens des pays membres quand presque autant (32%) estiment au contraire qu’elle les fragilise, 27% estimant qu’elle ne fait ni l’un ni l’autre.

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Le rapport des Français à l’Euro est également symptomatique de cette ambivalence lorsqu’il est question de l’échelon européen. Ainsi, d’après le sondage de la Sofres, 82% des Français estiment que le coût de la vie en France est plus élevé à cause de l’Euro mais 67% indiquent néanmoins vouloir que la France conserve l’Euro comme monnaie. De même, d’après l’IFOP, deux-tiers des Français restent attachés à l’Euro bien que 41% estiment qu’il a constitué un handicap au cours des trois dernières années de crise (contre seulement 21% un atout et 38% ni l’un ni l’autre). Cette équivocité s’illustre également dans le sondage Harris Interactive : 44% des Français y jugent que l’Euro a tendance à amplifier les effets de la crise plutôt qu’à les atténuer (31%), cette opinion étant surtout défendue par les membres des catégories populaires et les personnes les moins diplômées. Une majorité de Français souhaite néanmoins voir continuer à exister la monnaie unique, avec l’ensemble des pays membres (44%), sans la Grèce (12%) ou sans les quelques pays aux situations les plus critiques (19%). Seuls 20% privilégient une disparition de l’Euro.

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L’Union Européenne face à la crise : l’illustration d’un manque de pouvoir ?

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Le regard porté par les Français sur l’Europe (et l’euro) n’est donc pas uniforme. Cette ambivalence se retrouve dans les jugements portés à l’égard de son action face à la crise. Si, comme les autres acteurs, l’Union Européenne a pu être décriée en raison de son action ou de son absence d’action, la dureté apparente de certaines opinions doit être nuancée.  Le manque d’efficacité de l’Europe face à la crise ne serait-il pas avant tout dû aux défauts structurels de la construction européenne ?

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Tout d’abord, les Européens dans leur ensemble, et parmi eux les Français, sont plus nombreux à juger que l’Union Européenne a agi efficacement face à la crise que les gouvernements nationaux. Dans l’Eurobaromètre du printemps dernier, 44% des Européens – et 38% des Français – estiment ainsi que l’Union Européenne a agi de manière efficace contre la crise. Si ces proportions sont minoritaires, elles sont cependant supérieures à celles recueillies pour les gouvernements nationaux. Ils ne sont en effet que 38% à porter ce jugement positif sur l’action de leur gouvernement national respectif, 31% en France. Notons à titre de comparaison que les Allemands sont 66% à penser que leur gouvernement s’est montré efficace face à la crise contre 45% pour l’Union Européenne, alors que les Italiens sont 48% à juger positivement l’action de l’UE et seulement 34% celle de leur gouvernement. Les Grecs sont parmi les plus critiques, aussi bien envers l’UE (24%) qu’envers leurs propres dirigeants (9%). Si la manière de juger l’action de l’Union Européenne dépend pour partie de la situation de son propre pays, reste qu’une grande partie des peuples, et notamment les Français,  se montrent plus sévères à l’égard des responsables politiques nationaux qu’à l’égard des responsables politiques européens.

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De plus, il semble que les Français considèrent que les échecs de l’Union Européenne sont davantage imputables à un défaut de fonctionnement qu’à une véritable incompétence. En effet ils regrettent que « les intérêts nationaux l’aient emporté sur la cohésion européenne » (68% des Français le pensaient en septembre, 72% en octobre). Ainsi si l’Europe échoue, c’est peut-être pour une partie d’entre eux parce qu’elle n’a pas suffisamment de pouvoirs. Les Français déplorent effectivement les pouvoirs insuffisants prêtés aux différentes institutions européennes, que ce soit à la Banque Centrale Européenne (61%), à la Commission Européenne (65%) ou au Parlement Européen (69%). Et de plus en plus estiment que les décisions doivent être prises non pas à l’unanimité mais à la majorité des Etats Membres, même si cela signifie dans certains cas que la France peut se trouver en minorité (64%, +10 points par rapport à 2003) et même 77% chez les catégories supérieures. La crise semble ainsi avoir mis en lumière les défauts de prérogative de l’Europe et fait prendre conscience à une partie de la population de l’importante de doter les institutions européennes d’un véritable pouvoir d’initiative, de décision et d’action.

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En outre, les Français estiment majoritairement que l’Europe est le meilleur niveau pour agir en termes de politique économique et industrielle. D’après le sondage réalisé par l’IFOP, l’Europe apparaît en effet aux yeux des Français comme l’échelle la plus pertinente pour agir sur les questions de défense (66%), de politique étrangère (61%), d’immigration (58%) mais aussi de politique économique et industrielle (54%). Si cette courte majorité montre qu’une large frange de la population reste à convaincre de la difficulté de décider et agir seul dans une économie de plus en plus mondialisée, reste que la crise peut apparaître comme le moment opportun de prouver le bien-fondé de la construction européenne et ses apports lorsque la récession menace. Notons que 64% des Français estiment qu’ils seraient mieux protégés face à la crise actuelle si la France prenait des mesures et les appliquait de manière coordonnée avec les autres pays de l’UE plutôt que de manière individuelle (36%), preuve que le terreau est favorable à l’idée d’une intégration économique plus poussée.

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La crise, une chance pour la création d’une gouvernance économique commune ?

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Tout se passe comme si la crise, son ampleur, ses causes et ses solutions pouvaient favoriser l’idée d’une poursuite de l’intégration européenne parmi une partie de la population. D’après le sondage de la Fondapol, 44% des Français déclarent qu’il faut aller plus loin, vers une union plus étroite entre les Etats Membres de l’UE (contre 41% il ne faut pas aller plus loin et 13% il faut sortir de l’UE).

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La crise permet surtout de faire ré-émerger dans l’agenda politique le débat d’une gouvernance économique commune accrue, les Français attendant avant tout de l’Europe qu’elle s’implique dans le domaine de l’emploi (42%) et du pouvoir d’achat (24%). Et aujourd’hui, les Français semblent de plus en plus mûrs pour une telle avancée. Pour preuve, 74% des Français se déclarent favorables à l’existence d’un ministre de l’Economie et des Finances européen, 59% à la création d’une TVA européenne et 56% à l’augmentation du budget européen. Notons cependant un bémol : si, nous l’avons vu, les Français estiment majoritairement que l’Europe est l’échelon le plus pertinent pour agir sur la politique économique et financière, ils sont davantage partagés sur l’échelon auquel doit se décider la politique fiscale (48% au niveau européen contre 52% au niveau national).

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La dernière vague de l’Eurobaromètre sur la perception de la situation de l’économie montre  que les Européens – dont les Français – voient très majoritairement d’un bon œil une série de mesures allant plus loin dans le sens d’une gouvernance économique commune : 79% des Européens pensent notamment qu’une plus forte coordination des politiques économiques entre tous les Etats- membres de l’UE serait efficace pour lutter contre la crise (dont 80% des Français), 78% plébiscitent une supervision de plus près par l’UE à chaque fois que l’argent public sert à secourir des banques ou des établissements financiers (76% des Français), 78% une plus forte coordination des politiques économiques et financières entre les pays de la zone euro (80% des Français), 77% une supervision de plus près par l’UE des activités des grands groupes financiers (74% des Français) et 73% un rôle plus important de l’UE dans la régulation des services financiers (73% des Français). Toutes ces proportions sont significativement en hausse par rapport aux dernières mesures et laissent à penser que la crise promeut l’idée d’une plus forte intégration européenne sur les questions économiques et financières.

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Agir seul au niveau national ne semble plus suffisant face à la crise, et une plus grande coordination entre les Etats membres apparaît alors comme un moyen d’être plus efficace. Les Européens attendent de l’UE qu’elle surveille de plus près les banques et les institutions financières, mais également les Etats. Interrogés dans une autre enquête Eurobaromètre de la Sofres sur l’inclusion ou non d’une concertation préalable entre les institutions européennes et les institutions politiques nationales lors de l’élaboration des budgets nationaux, 67% des Européens s’y déclarent favorables pour 18% qui s’y opposent. 68% sont même favorables à l’application automatique de sanctions financières progressives si les règles fixées en commun en matière de dette et de déficit public n’étaient pas respectées (ces proportions étant respectivement de 65% et 73% parmi les Français). Plus grande concertation budgétaire, coordination accrue des politiques économiques et possibilité donnée à l’Europe de contrôler les acteurs des marchés financiers apparaissent comme des évolutions souhaitables pour une majorité des Européens et des Français.

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L’élargissement, plus à perdre qu’à y gagner ?

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La crise apparaît donc d’une certaine manière en France comme une opportunité pour la construction européenne, démontrant la nécessité d’agir à une échelle plus large notamment sur les questions économiques. Toutefois, si elle incite à une plus forte coopération entre les états-membres actuels, la crise encourage-t-elle également l’idée d’un nouvel élargissement ? Fait-elle circuler l’idée qu’en intégrant de nouveaux membres,  l’Union Européenne serait encore plus forte ? Il semblerait que dans ce contexte de crise, l’idée de l’intégration de nouveaux pays au sein de l’UE ne progresse guère dans les esprits.

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Ceci peut s’expliquer par le prisme décrit précédemment d’une Europe pouvant aussi bien être synonyme de force que de faiblesse, de protection que de menace. Dès lors qu’il est question d’élargissement, l’intégration de nouveaux membres au sein de l’Europe apparaît aujourd’hui moins comme une chance de se regrouper pour avoir plus de poids sur la scène internationale face aux pays émergents que comme une menace de voir se dissoudre nos acquis et notre modèle avec un nivellement par le bas. Ainsi interrogés sur les risques que ferait courir un nouvel élargissement, les Français anticipent surtout un coût financier pour les économies des actuels pays-membres (52%), une perte d’identité dans une Europe devenue trop vaste (44%), un afflux d’immigrés des nouveaux Etats membres (40%) ainsi que des blocages institutionnels (32%). Par conséquent, 58% des Français ne sont pas d’accord pour dire que l’élargissement est quelque chose de positif et 52% doutent que cela renforcerait l’influence de l’UE dans le monde alors que 66% pense que cela augmenterait les problèmes sur le marché français de l’emploi.

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Ces attitudes à l’égard d’un nouvel élargissement montrent que les Français, s’ils souhaitent majoritairement voir progresser la construction européenne et se montrent solidaires des autres pays de la zone euro (59% des Français estimant que leur pays doit être solidaire des pays de l’Union Européenne en crise, même si cela représente un coût pour les Français) sont néanmoins tentés par une forme de repli. En effet, une nouvelle ambivalence apparait lorsqu’ils déclarent que c’est avant tout avec la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est qu’il faudrait que l’Union Européenne accroisse ses accords et partenariats économiques (44%, loin devant les pays du sud de la Méditerranée  ou les puissances de l’Amérique Latine), alors qu’ils voient d’un mauvais œil l’aide financière que la Chine pourrait apporter pour alimenter le Fonds Européen de Stabilité Financière (67% des Français déclarent y voir une mauvaise chose selon le sondage Harris Interactive) et se déclarent favorables à la mise en place d’une politique protectionniste aux frontières de l’Europe (74%). En ces temps de crise, les Français plébiscitent ainsi une Europe plus forte, mais guère une Europe ouverte aux nouvelles adhésions (de la Turquie, de la Croatie…) et ouverte au monde, ou en tout cas pas à n’importe quelles conditions.

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Au vu de l’ensemble des éléments exposés ici, et sans prétendre étendre parfaitement ce raisonnement aux autres Etats membres, la crise semble pouvoir apparaitre paradoxalement comme une opportunité pour la construction européenne, en ce qu’elle pourrait susciter une reprise des discussions sur l’intégration économique, quelque peu au point mort depuis les difficultés du traité constitutionnel de 2005. Toutefois, les tensions au sein des populations, et notamment la population française, sont fortes et seule une Europe unie et susceptible d’éviter des sorties inopinées de la zone euro donnera envie de « plus d’Europe ». A l’inverse, une absence de vision européenne concernant la relance économique, une politique du chacun pour soi, une solidarité insuffisante envers les pays les plus en difficultés montreraient une Union n’étant pas à la hauteur des espoirs placés en elle et renforceraient les tentations de repli et les attitudes nationalistes. Les dirigeants européens et les dirigeants de chacun des pays membres portent donc une forte responsabilité dans cette période cruciale pour l’Europe qui pourrait sortie de la crise grandie ou considérablement affaiblie.