« La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre, pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste. » (Jean de la Bruyère)
Graoulliennes, Graoulliens, amical bonjour de la pointe Bretagne ! J’aimerais vous parler aujourd’hui d’une guerre con, sale et injuste qu’il n’aurait jamais fallu faire, qui s’est retournée contre ceux qui l’avait décidée et dont il faut sortir maintenant qu’il est établi qu’il n’y a pas l’ombre d’une autre solution possible : la guerre en Irak.
Souvenez-vous : quand George Bush jr lança en toute illégalité sa croisade anti-Saddam Hussein, la désapprobation fut quasi-générale à l’échelle mondiale ; seuls quelques chefs d’État, préférant trahir l’opinion publique de leurs pays plutôt que de se fâcher avec l’Oncle Sam, ainsi qu’une poignée de pseudo-intellectuels vivant sous vide firent semblant de ne pas voir que cette soi-disant guerre de libération n’était qu’une campagne destinée à accroître les bénéfices des entreprises américaine (et pas seulement les grands trusts pétroliers) : le prétexte humanitaire était trop gros pour ne pas accorder à Bush IIème du nom son passeport pour le panthéon des pitres sanguinaires. Les tristement célèbres photos de la prison d’Abou Grahib dessillèrent d’ailleurs les yeux de quelques-uns des rares naïfs qui persistaient à croire que les États-Unis exportaient les droits de l’Homme…
À cette heure où les troupes américaines sont sur le point de partir du lieu de leur crime, c’est justement sur ces photos que je voudrais revenir ; quand elles ont été diffusées dans les media, elles ont bien évidemment choqué : en voyant ces prisonniers dénudés, torturés, contraints à des postures humiliantes, combien d’entre nous ne se sont-ils pas dit « c’est une honte, même un terroriste ne mérite pas d’être traité ainsi » ? Car la prison d’Abou Grahib détenait des individus soupçonnés d’actes de terrorisme et, à ce titre, peut-être avez-vous pensé en toute bonne foi, comme moi, que si les soudards américains n’avaient aucune raison pour traiter ainsi leurs prisonniers, ils devaient avoir au moins de bonnes raisons pour les soupçonner : bien sûr, avoir des motifs tangibles pour accuser quelqu’un de terrorisme ne justifie en aucun cas de le soumettre à des traitements aussi barbares, mais le bon sens élémentaire s’oppose à ce qu’un homme en arrive là sans avoir de bonnes raisons pour croire son prisonnier dangereux. En clair, je pensais, et je n’étais peut-être pas le seul, que les tortures étaient à la hauteur de ce dont les prisonniers pouvaient être accusés – ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient justifiées, la justice ne pouvant être confondue avec la loi du Talion.
J’ai été détrompé par le reportage dessiné du journaliste-dessinateur américain Joe Sacco : celui-ci avait pu rencontrer deux Irakiens qui avaient été faits prisonniers, Thane Sabbar et Sherzad Khalid, et recueillir leur témoignage sur leur arrestation et leurs conditions de détention ; lisez simplement ces descriptifs : « Alors, un peu à contrecœur mais gentiment, ils remontent le temps jusqu’à cet après-midi de juillet 2003, où, assis dans le bureau de Thane à Bagdad, ils entendent l’inimitable grincement des blindés américains. La suite les laisse encore perplexes. » Sacco dessine une scène plutôt anodine, sans doute conforme au récit qu’on lui a fait : Sherzad descend dans la rue et dit aux soldats « je peux vous aider… », ce à quoi l’un de ceux qui braquent déjà leurs armes vers lui répond « rentre là-dedans ! » Les deux hommes pouvaient-ils sembler dangereux d’une manière ou d’une autre ? Bien sûr que non, et pourtant « les soldats ont ensuite surgi de partout, et même du toit. Sherzad : ils hurlaient et braquaient leurs armes sur nous. Les coups ont commencé à pleuvoir. » La suite, vous vous en doutez : ils sont incarcérés, humiliés, passés à tabac, soumis à des interrogatoires absurdes et musclés, traités par les soldats comme des jouets à la disposition de leur amusement… Ils seront finalement relâchés et Shzerad résuma la situation ainsi : « La libération a été arbitraire, comme l’arrestation. »
Arbitraire : tout est dit dans ce mot ! L’invasion de l’Irak était arbitraire, il en fut de même pour tous les agissements des troupes américaines en huit ans de présence dans ce pays. En lisant les planches de Sacco (que vous retrouverez dans le recueil Le jour où… édité par Futuropolis il y a quatre ans à l’occasion du 20ème anniversaire de France Info), je renonçai aussitôt au dernier semblant de circonstance atténuante que je pouvais accorder aux soldats U.S. : il n’y aurait aucun risque à parier qu’ils n’avaient aucun motif tangible pour incarcérer l’immense majorité des Irakiens qu’ils ont torturés et que leur arrestation était déjà en elle-même une atteinte intolérable aux droits de l’Homme, à tel point que les tortures endurées n’en étaient qu’une circonstance aggravante – l’aggravation est de poids, je sais. En somme, ils ont fait ce que fait toute armée d’invasion, ils ont tiré dans le tas au sens propre comme au sens figuré. Rien n’était défendable dans cette guerre désormais bel et bien perdue, à tout point de vue, pour ceux qui l’avaient menée et qui vont bientôt en partir, laissant derrière eux un pays à genoux dont la population leur sera hostile pendant encore des années. Plus personne aujourd’hui, ou presque, ne parle de cette guerre, et pourtant, elle laisse un héritage qui risque d’être lourd à porter… Allez, kenavo !