Avant d'être regroupées dans les deux volumes du même nom parus en 1942 (L.U.F., Fribourg) et 1950 (L.U.F.et Plon, Paris), les Saisons littéraires d'Edmond Jalouxétaient des chroniques littéraires pour La Gazette de Lausannequi, décidément, recèle des trésors gidiens dans ses archives...En voici trois extraits, dont ce premier qui raconte la rencontre deGide et Jaloux.
Les Saisons littéraires 1896-1900
Quand j'eus écrit un certain nombre devers, je jugeai indispensable à l'ordre du monde de les faireimprimer ; je n'avais que seize ans ; une pareille erreur est alorsexcusable. Dieu fasse qu'il ne s'en commette pas de plusrépréhensible et que ce besoin de se manifester, si inhérent àl'homme, n'ait jamais de pires, conséquences !Mais pour publier ces légers poèmes,il me fallait trouver de l'argent. Les livres de vers sont, sinon unefortune, du moins une ressource pour les imprimeurs. Je consultai monpère : il encourageait mes essais, mais pas au point de contribueraux frais d'une édition ; sa vie était d'ailleurs trop laborieuseet trop modeste pour que je pusse lui reprocher de ne pas céder àmes fantaisies, il avait une bibliothèque assez bien fournie ; jelui déclarai, non sans ostentation, que je vendrai ses bouquins. Ilme répliqua avec bonhomie qu'il me les abandonnait volontiers, sij'estimais que tant de livres fussent nécessaires pour en faire unde plus. Je trouvai un imprimeur qui, sur la vue de ma mine candide,exigea le prix maximum. Ce fut ainsi que parut, en mai 1896, un petitrecueil, qui est, les Poèmes de mes soirs d'Edmond Pilore, ledernier volume en date des recueils de poésies d'inspirationsymboliste (1). Quelques jours après l'apparition d'Une âmed'automne, je me trouvai chez moi, un jeudi, avec Erlande, JoséEsprit et Henry Robert, quand on sonna ; la femme de chambreintroduisit un grand jeune homme mince, à la fois hardi et gêné,qui dit, en entrant, d'une voix sifflante et dentale : « Je suisAndré Gide ».Si quelque météore, à la foisfulgurant et fabuleux, eût éclaté dans la pièce, je n'eusse pasété plus ébloui, André Gide, qui était alors l'auteur du Voyaged'Urien, de Paludes et du Récit de Ménalque, faisaitpartie de cet olympe auquel j'avais voué ma vie intellectuelle.(Pour comprendre, d'ailleurs, l'originalité de cette prédilectionil faut savoir qu'au moment dont je parle, le Voyage d'Urienet Paludes, tirés chacun à 300 exemplaires, étaient loind'être épuisés ; je voyais donc déjà en André Gide celui qu'ilest devenu par la suite.) André Gide ne portait plus déjà labarbe, mais de longues moustaches à la gauloise ; son visage mongolaux pommettes saillantes, aux yeux légèrement bridés, au teintterreux, aux cheveux déjà rares et déroulés sur la nuque, étaità peu près tel qu'il est resté. Sa voix était rauque et flûtée; il avait de brusques reniflements comme si n'obstruaient soudainses fosses nasales. Ses vêtements, de bon drap anglais, étaientamples et flottants ; il montrait ce raffinement effacé, ce dandysmespécial auxquels il n'a jamais renoncé et qu'il a toujours voulufaire prendre pour de la simplicité.Traversant Marseille pour se rendre enAlgérie, il avait comme d'habitude, fait une brève apparition à lalibrairie Flammarion, rue Paradis, dont le gérant qui me connaissaitbien, lui avait dit en riant : « Eh ! nous avons ici aussi unpoète décadent ». C'était quelque chose alors, dans notre antiqueet majestueuse se Phocée, d'être le premier en date des poètes« décadents » ! Gide avait ouvert Une. âme d'automneet trouvé son nom sur la dédicace d'un de mes petits poèmes ; ilavait aussitôt pris une voiture pour atteindre la rue desTonneliers.Il resta peu de temps, mais revint lelendemain avec son ami, Eugène Rouart ; un long garçon osseux, auxcheveux d'un roux doré, qui promettait beaucoup et qui a joué parla suite un rôle politique sans envergure.Il est difficile de dire aujourd'hui enquoi consistait alors l'extraordinaire séduction d'André Gide ;séduction qui a fasciné plusieurs générations de jeunes gens. Sonintelligence, son originalité d'esprit, son éloquence captieuse, uncertain air de mystère, de complicité et d'aventure, son goût del'insinuation, sa ferveur, sa liberté d'esprit, faisaient de luiquelqu'un d'incomparable ; c'est tout cela que ses admirateurs onttrouvé, sur le plan littéraire, dans les Nourritures terrestres,Paludes, L'Immoraliste, El Hadj, Saül,le Retour de l'enfant prodigue, les Faux monnayeurs.J'ai toujours regretté que plus tardAndré Gide eût publié son Journal ; ce journal me faitpenser à la parade d'un prestidigitateur qui expliquerait ses tours.On n'aime pas à regarder, dans les coulisses, l'actrice, au momentoù elle efface son fard ; on admirait son art et non ses ruses.Je sais bien que Gide appelle cela lasincérité ; mais la vraie sincérité consiste à bien jouer sonrôle et non à démontrer l'urgence qu'il y avait à choisircelui-ci ou celui-là. Racine ne nous a pas dit pourquoi il étaitRacine ; ni Mérimée ; ni Mallarmé.Je cite de grands noms ; je ne compareaucun d'eux à Gide, mais il n'en est pas moins vrai que l'auteur desFaux monnayeurs est un admirable artiste. Nous ne luidemandions que de garder l'attitude irréprochable qu'il a euependant les deux premiers tiers de sa vie et de pas se livrerensuite à un exhibitionnisme, qui n'est même pas total. La vérité,si elle existe, n'accepte pas de compromis. Mais Gide, lui-même,dans un de ses accès de franchise, n'a-t-il pas déclaré qu'il n'yavait pas de psychologie authentique puisque chacun de nous estcapable de tenir pour éprouvés tous les sentiments qu'il s'invente? Je retrouve ici la magnifique clairvoyance que j'ai tant admiréechez Gide et que lui-même a compromise par son souci de l'attitudeet par sa coquetterie.C'est qu'un homme hardi, spontané,vigilant, perspicace ne demeure libre qu'autant qu'il demeureindépendant ; le jour où ses disciples le harcèlent — on l'abien vu avec Tolstoï, -— il est contraint de s'imiter, de courirplus vite que ceux qui le chassent, de les devancer à tout prix.Dans les Nourritures terrestres, Gide a déclaré à Nathanaël: « Quand ai-je dit que je le voulais pareil à moi ? — C'estparce que tu diffères de moi que je t'aime ; je n'aime en toi que cequi diffère de moi ». Et encore : « N'emporte pas mon livreavec toi ».Hélas ! il lui est arrivé ce quifinit par advenir toujours aux chefs d'école : préférer aux autresceux qui vous ressemblent ou vous imitent. Pendant quarante ans, deslivres sans nombre ont paru qui tous étaient faits à l'image dessiens ; je ne fais pas fi d'un si glorieux hommage, mais une solituderéelle est moins dangereuse pour un écrivain. L'aventure d'AndréGide n'est pas, comme il le croit, celle de Stendhal ; c'est celled'Anatole France.Les disciples ont un autre défaut :ils vulgarisent les idées du créateur, ils en font un article demode ; et le maître, lui-même, pour rester jeune (puisqu'il a prisla jeunesse pour idéal), est contraint d'inventer toujours, deparaître sans cesse « le plus avancé » (comme disaitNietzsche), mais on n'est le plus avancé que par rapport àl'opinion générale. Le vrai génie ne fait partie ni del'avant-garde, ni de l'arrière-garde : il demeure à l'écart.Gide l'était au temps où je l'aiconnu. Il n'avait alors aucune vue qui lui fût commune avec qui quece fût ; sur tous les sujets, il apportait une clarté nouvelle,nettement paradoxale, mais juste, mais imprévue, mais savammentexpérimentée. Toutes les fois que j'ai énoncé une idée ou unethéorie dont je lui devais le point de départ, je n'ai jamais omisd'en mentionner la source ; je vois exprimer bien souvent desopinions dont il est le premier auteur ; je les reconnais ; mais ceuxqui les répandent préfèrent laisser entendre qu'ils les onttrouvées seuls. L'erreur de Gide a été de ne pas savoir résisterlui-même à la séduction qu'il exerce sur les autres.Dès lors, il ne se passa guèred'années où Gide ne s'arrêtât à Marseille avant de s'embarquerpour l'Algérie. Il aimait le grouillement de la ville, la complexitéde ses passants ; ses facultés de romancier s'y exerçaient avecivresse. Chaque fin d'hiver, je le voyais. Je n'ai oublié aucun desentretiens que nous avons eus ensemble ; je n'ai jamais méconnu toutce que je leur devais. Gide me fit lire les grands romans deDostoïevsky que j'ignorais encore (je n'avais pris connaissance quede Crime et Châtiment) ; Emily Brontë, Knut Hamsun, ThomasHardy, Rechétnikoff ; il me disait sur notre art des chosessavantes, fortes, neuves, qui le sont moins aujourd'hui, parcequ'elles ont été divulguées par ses amis et les amis de ses amis,mais qui ont joué un rôle énorme dans l'histoire littéraire denotre temps de 1896 à 1940.Lui-même rêvait alors d'écrire uncertain type de livre qu'il n'a pas réalisé. Il voulait atteindre,me disait-il — et cela comptait seul à ses yeux, — une certaine« densité de l'atmosphère » (2). Il ne l'a pas obtenu ; non parsa faute, mais parce que cette particularité de l'esthétiqueromanesque, — que Gide et moi-même avons tant admirée justementchez les auteurs que j'ai cités plus haut, — est essentiellementétrangère au génie français. Le drame de notre race tend à latragédie, c'est-à-dire à un dénouement ; dénouement, c'estclarté. Le drame anglais, russe ou scandinave veut une asphyxielente : d'où la prodigieuse puissance de l'Idiot, des Hautsde Hurle-Vent, de la Faim, de Jude l'obscur, desMessieurs Golovleff. Tous les écrivains de ma génération ont eules mêmes maîtres ; ont cherché la même chose, mais ils en onttrouvé une autre, plus conforme à l'inspiration nationale, Si laPorte étroite fait penser à une œuvre antérieure, c'est à laPrincesse de Clèves, non à l'Esprit souterrain ; GeorgesDuhamel est plus voisin d'Alphonse Daudet que de Dostoïevsky. Maisl'originalité de cette génération a consisté justement à puiserses sources d'inspiration chez des écrivains très éloignés d'elle; nous en avons imprégné notre sensibilité, nous ne les avons pasimités, mais nous avons été différents de nos prédécesseurs. Ily a un abîme entre Zola ou Maupassant et nous, par exemple ; cetabîme n'a pas d'autre cause. Si divers que soient entre eux lesconteurs de cette époque, ils ont cela de commun ; et Daniel Mornetn'a pu, à juste titre, les traiter, dans un récent et remarquableouvrage, comme les membres d'une même famille d'esprit. Or, on nesaurait nier qu'à l'origine de ce mouvement d'idées il n'y aitAndré Gide.Je retrouve dans le souvenir de cescolloques l'essentiel de ce qui devait être dit et fait aucommencement du XXe siècle. Les circonstances, par la suite, ontentraîné André Gide sur une des pentes de son caractère ; mais àl'époque dont je parle, il se tenait en équilibre sur la crête quiles dominait toutes et son merveilleux aplomb justifiait sa théoriede la disponibilité et de la non-adhésion totale, devenue plus tardtrop systématique chez lui.De ces souvenirs, un des plus précieuxest celui de cette fin de journée, où je conduisis Gide à l'un desplus beaux points de vue de Marseille : la colline Pierre-Puget (3).Ce jardin se termine par une couronne de pins et de cette terrasseélevée on voit toute la ville, à ses pieds les longues lignesgéométriques de la Joliette et le Vieux-Port qui entre dansMarseille comme un couteau. D'en bas montait toujours le bruitrégulier d'une forge ; c'était comme un dur cœur qui battait fortet qui scandait ainsi le rythme de la cité.Ce fut là que Gide me raconta lesdivers apologues et fables d'Oscar Wilde, célèbres aujourd'hui,inconnus alors. Il les tenait de Wilde lui-même, dont il imitait,avec un art parfait, l'accent légèrement anglais, les inflexionssaccadées et les sarcastiques éclats de rire. J'entendis ainsi cesétonnants poèmes en prose : L'Homme qui ne pouvait penser qu'enbronze, La Salle de la Justice de Dieu, Le faiseur demiracles, Le Disciple, etc., etc. J'admirais qu'un hommeait pu vivre, qui eût été capable de créer des légendes plusvraies encore que lui-même. Nul n'a recueilli la dernière que Gidelui-même n'a pas transcrite, car il en avait oublié lui-mêmepresque tous les détails. Je m'excuse de faire ici ce qu'il arenoncé à accomplir. Mais ce fantôme de récit manque au Wildiana,Tant pis ! Je me risque... Il serait trop regrettable d'en perdre aumoins la conclusion.Il s'agissait d'un dialogue, échangéd'une rive du Nil à l'autre, par deux ombres : celle d'une sainte etcelle d'un saint, se contant leurs souvenirs. A la fin, le saintdisait, après avoir révélé toute une existence de renoncements etde sacrifices, que le martyre avait terminé :— Et ce corps, à qui j'ai refusétoutes ses joies naturelles, ce corps que j'ai mortifié, que leslanières ont flagellé, les bourreaux, brûlé et rompu, ce corpsméprisable et que j'ai toujours traité en ennemi, — après mamort, ils l'ont embaumé !Il serait regrettable qu'un conte, sireprésentatif du génie d'Oscar Wilde, même tronqué, mêmeinforme, ne laissât derrière lui aucune trace de sa trajectoiredans l'esprit des hommes. Aussi l'avons-nous consigné. Si incompletsoit-il, il nous permet de rêver à lui. Il en est un autre, auquelLa Jeunesse a fait allusion une fois, dans un article sur Wilde etque celui-ci aurait conté à Mallarmé ; mais la phrase d'Ernest LaJeunesse est trop vague et personne n'a su me dire la fable de Celuiqui avait trouve dans le sable la monnaie d'un roi inconnu.
Edmond Jaloux, del'Académie française.
(1) Il aurait dû figurer avec lesautres à l'Exposition du Cinquantenaire du Symbolisme, organisée àla Bibliothèque nationale, en mai 1936. Mais je faisais partie duComité d'organisation : je ne pouvais donc pas le mentionner.(2) Le seul de nos contemporains qui sesoit approché de cette densité rêvée, c'est Julien Green, que cesoit dans Adrienne Mesurat et Léviathan ou dans Le Visionnaire etMinuit. Mais, bien que né à Paris, Julien Green est Américain ; ilappartient à la race d'Edgar Poë et de Nathaniel Hawthorne(3) Ce panorama est perdu ; une desmunicipalités de Marseille a autorisé l'édification d'unmonstrueux ensemble de bâtisses, véritable verrue de pierre, qui adétruit presque entièrement le point de vue dont je parle.
(La Gazette de Lausanne du 6 juillet 1941)