L’hypothèse de réformes sérieuses étant illusoire, il ne reste que deux options, la faillite ou la monétisation, après avoir vidé la démocratie de sa substance.
Par Stéphane Montabert
La crise de la dette publique monopolise l’actualité financière et politique du continent depuis des mois. Et je continue à penser que nous n’en sommes qu’au début. Aux balbutiements, même.
Actualités aidant, le message que j’ai toujours tenu en faveur d’un État économe et léger tombe désormais dans des oreilles beaucoup plus attentives. De même, les analyses pessimistes sur la dérive de la zone euro et la possible faillite de tel ou tel pays ne demandent plus guère d’efforts de persuasion. Sans l’avoir voulu, me voilà bombardé mainstream.
À un certain stade de la conversation, lorsque le diagnostic ne fait plus aucun doute, une question finit toujours par survenir: « Mais que va-t-il se passer, alors? »
Voici ma petite idée.
Préambule
Au détour d’une recherche sur Google, peut-être êtes-vous tombé sur un de ces montages photographiques montrant un mélange entre la Tour de Babel peinte par Bruegel au XVIe siècle et l’architecture résolument moderne du Parlement Européen de Strasbourg.
La ressemblance étonnante n’est pas due au hasard. L’image de la Tour de Babel a volontairement inspiré l’architecte. Le mythe fait partie intégrante de l’ambition européenne; et comme le résuma un jour un diplomate: « Ce qu’ils ont échoué à bâtir il y a trois mille ans, nous, avec l’Union Européenne, nous réussirons à le construire. »
Oui, les bâtisseurs de l’Union sont aussi humbles que ça.
L’utopie est au cœur du projet européen.
Utopie s’incarnant, entre autres, dans le projet de monnaie unique européenne.
Dans une tourmente comme celle que traverse la zone euro et l’Europe, le mode de pensée des protagonistes tient une place essentielle. Le décor de la crise de la dette publique étant planté, décrivons le futur probable comme les trois actes d’un drame.
Acte I: La Démocratie vidée de sa substance
« À périls exceptionnels, mesures exceptionnelles », dit-on. Une variante plus cynique, prononcée sous les applaudissements d’un public conquis, affirme plutôt « qu’il ne faut jamais gâcher une bonne crise » – et en profiter pour pousser son agenda politique. La chancelière allemande Angela Merkel nous fait une petite démonstration:
[Mme Merkel] a estimé lundi lors du congrès de son parti conservateur que l’Europe connaissait « peut-être » avec la crise de la dette « son heure la plus difficile depuis la Seconde guerre mondiale ». (…)
« Chaque génération a son défi politique », a jugé la chancelière, rappelant que la génération du chancelier d’après guerre Konrad Adenauer avait construit l’Europe et celle d’Helmut Kohl l’unité allemande et européenne.
Selon elle, la génération actuelle est confrontée à « une mise à l’épreuve historique » et il s’agit de « montrer que l’Europe peut parvenir à un tournant » avec cette crise financière, a-t-elle poursuivi dans un discours longuement consacré à l’Europe.
Devant un millier de délégués de la CDU réunis jusqu’à mardi, Angela Merkel, qui joue un rôle clé dans la gestion de la crise en zone euro, a insisté sur le fait que « l’heure est venue pour une percée vers une nouvelle Europe » car « si l’euro échoue, c’est l’Europe qui va échouer ».
Mettre sur le même plan l’effondrement financier de régimes sociaux-démocrates intenables avec la Guerre Froide, il fallait oser! À chaque époque les défis qu’elle mérite…
L’Europe n’est pas l’euro, et l’euro lui-même n’est que le bouc-émissaire de la crise de la dette publique. Quoi qu’il en soit, le message de la Chancelière est limpide. Au nom de l’utopie européenne, tout, absolument tout, doit être fait pour sauver l’euro.
Il est difficile de pointer le moment précis où la démocratie a définitivement perdu son sens dans l’Union Européenne. Était-ce après 2005, lorsque la France a fait fi du rejet de projet de constitution européenne par référendum et que celui-ci est revenu par la bande au travers du Traité de Lisbonne? Était-ce en 2008 lorsque les Irlandais ont rejeté ce même traité avant d’être contraints à revenir aux urnes pour dire Oui, sous le regard menaçant des élites du continent? Ou était-ce en 2011, lorsque la Slovaquie rejeta sa participation au Fonds Européen de Stabilité Financière pour l’accepter dans un nouveau vote quelques jours plus tard?
Écrasés par une idée européenne érigée en dogme, les citoyens d’Europe semblent s’être fait à leur rôle de figurants. Ils ne sont pas les seuls laissés sur le carreau. Peu d’objections ont été soulevées sur la légitimité du couple Sarokzy-Merkel prenant à l’issue de sommets fiévreux des « mesures d’urgence » engageant des milliards d’euros sans en référer à qui que ce soit.
Le moment où la Grèce, incarnée par Papandréou, a plié devant l’autorité européenne, et allemande ici, incarnée par Mekel.
Depuis, l’Union est passée à la vitesse supérieure. Elle nomme les gouvernements.
Ainsi, pour l’instant, deux chefs d’État parfaitement légitimes ont été débarqués de leurs fonctions en cours de mandat: Georges Papandréou en Grèce et Silvio Berlusconi en Italie. Le premier a eu l’audace de vouloir soumettre à un référendum populaire la mise sous tutelle de son pays. La décision a été dénoncée comme une « surprise inadmissible » alors qu’il l’évoquait déjà six mois plus tôt. Cet épisode aura une fois de plus illustré le mépris total de la classe politique européenne envers les citoyens, perçus comme de simples facteurs d’incertitude.
Le cas de Silvio Berlusconi est encore plus édifiant. Si ses frasques ont défrayé la chronique, personne n’a grand-chose à lui reprocher sur le plan économique. Hors intérêts de la dette – creusée par ses prédécesseurs – la péninsule italienne affiche la meilleure santé de tout le continent après l’Allemagne. Mais voilà, l’Italie était dans le collimateur, il fallait un sacrifice. Au revoir Silvio.
Dans les deux cas, les premiers ministres déchus ont laissé la place à des gouvernements de techniciens. Les mêmes brillants esprits qui ont mené la zone euro là où elle est, je suppose.
Ces exemples donnent une idée assez juste de la façon dont la démocratie s’étiole et disparaît. Des scrutins auront toujours lieu, naturellement, mais ils ne permettront plus de trancher entre différents modèles de société; la faute à la crise et à un foisonnement de coalitions d’union nationale écrasant les parlements nationaux de tout leur poids. Les élections ne déboucheront plus que sur des ajustements mineurs des forces au sein de ce marais inamovible.
Le sort des élections de personnes se règlera différemment. Les candidats à l’exécutif devront faire la démonstration de leur attachement – c’est-à-dire leur soumission – aux institutions de l’Union Européenne. Bruxelles ne rejettera jamais officiellement tel ou tel postulant; il suffira de laisser planer quelques sous-entendus sur les subventions communautaires en cas de choix inapproprié pour que les électeurs, parlementaires ou citoyens, comprennent et rentrent dans le rang.
Privés de tout droit d’initiative et de toute possibilité de référendum, convoqués uniquement pour des élections-alibi, les citoyens européens déserteront en masse les urnes sans que cela ne change quoi que ce soit. On se plaindra régulièrement de la faiblesse du taux de participation le jour du scrutin pour l’oublier le lendemain. Il est vrai que les pays de l’Union auront des défis apparemment plus urgents à relever que la mobilisation des électeurs.
Au sein de l’Union Européenne, la démocratie ne sera plus qu’un simulacre dénué de sens.
Acte II: Les Vannes sont ouvertes
La réalité comptable a balayé les déclarations prétentieuses. La Grèce, l’Irlande, Chypre et le Portugal sont tombés. L’Espagne et l’Italie chancellent. La France vacille.
Les dettes d’aujourd’hui sont le résultat de décennies de clientélisme politique. Les élites dirigeantes sont aussi coupables que les bénéficiaires de cette manne. Lorsque l’Europe en avait le temps, réduire les dépenses des États aurait été un suicide électoral; aujourd’hui, il est trop tard.
Bien sûr, les politiciens réagissent à l’urgence. Ils évoquent quelques réformes – surtout dans le sens de prélèvements supplémentaires – et parlent sans cesse de rigueur, mais leur manque de sincérité est flagrant. Nous n’assistons pas à une remise en question du rôle dévolu à l’État, de l’abandon du régime social-démocrate, d’un redécoupage sans concessions du périmètre de l’action publique. À la place, la classe politique concocte diverses tentatives de replâtrage. L’objectif des gouvernements européens semblent se limiter à des expédients permettant d’éteindre la panique financière pour revenir aux bonnes vieilles habitudes de vie à crédit.
À moins de renouveler entièrement la classe politique européenne, le contraire eut été étonnant. On attend des solutions créatives et courageuses de la part de gens qui ont, toute leur vie, cédé à la facilité avec l’argent des autres.
L’hypothèse de réformes sérieuses étant illusoire, il ne reste que deux options, la faillite ou la monétisation. La première est inacceptable, ce qui ne laisse finalement que l’autre.
Aujourd’hui, Mme Merkel et ses alliés du Bundestag concoctent une OPA sur l’Europe. Ils espèrent réformer les États en sursis en leur appliquant les bonnes recettes germaniques: rigueur comptable et règles budgétaires en acier trempé à tous les repas. Bruxelles (ou Berlin?) supervisera le tout en distribuant les bons et les mauvais points. L’idée est audacieuse mais ne saurait réussir. Si les politiciens européens se débattent avec l’énergie du désespoir pour contrecarrer la baisse de l’endettement que réclament les marchés, ce n’est pas pour céder à des Allemands demandant la même chose.
La position allemande n’est d’ailleurs pas si forte qu’il n’y paraît. Les finances publiques sont mieux gérées outre-Rhin mais la croissance du pays est fragile. Elle dépend des exportations, et les clients européens ne vont pas bien. Ajoutez à cela un endettement public à 83,2% du PIB, la dette publique la plus élevée d’Europe en valeur absolue et une population vieillissante, et vous comprendrez que certaines des critiques qui ne manqueront pas de fuser sur le « modèle allemand » pourraient viser juste.
La crise financière progresse tellement vite qu’elle ne laisse pas de place aux tergiversations. Lorsque le risque de faillite deviendra trop pressant, même les Allemands n’auront d’autre choix que de se rallier à la solution que préconisent déjà les autres, « une plus grande implication de la BCE dans la crise de la dette », c’est-à-dire sa monétisation.
La monétisation de la dette prend des formes différentes pour maintenir certaines apparences, mais son principe est extrêmement simple: la BCE, qui a seule le pouvoir de battre monnaie, créera des euros ex-nihilo pour financer les déficits des États européens dans le besoin. C’est du reste ce que la BCE fait déjà en rachetant des dettes étatiques sur le marché secondaire. Qu’elle le fasse en achetant directement la dette des États ou en finançant sans aucune limite un organisme financier pan-européen revient au même.
L’euro étant une monnaie fiduciaire, il n’y a aucune limite.
Comment solder la dette européenne en une seule liasse.
Acte III: L’Europe de Weimar et Au-Delà
Autour de moi, lorsque j’en arrive à expliquer l’hypothèse d’une monétisation de la dette, j’entends parfois des réflexions mi-désabusées mi-intéressées. « Pourquoi ne pas monétiser la dette, en effet? C’est astucieux! » « Ça donnerait au moins le temps aux pays en difficultés de se réformer » « Franchement, un peu d’inflation, on y survivra, une cessation de paiement serait bien pire! »
Je ne blâme pas mes interlocuteurs. La plus grande proportion des élites de l’Union tient exactement les mêmes discours. Du reste, quand la BCE annoncera finalement qu’elle crée des euros pour éponger la dette (elle ne l’annoncera peut-être pas d’une façon aussi limpide, mais les professionnels du secteurs sauront comprendre le message) les marchés financiers s’envoleront, les taux d’intérêt des pays autrefois menacés s’effondreront et les oiseaux chanteront. Peut-être même qu’avec tout ce soudain afflux d’optimisme la croissance repartira un moment…
Tout le monde se félicitera que l’Europe soit sauvée, et se gaussera de nos cousins teutons et de leur orthodoxie monétaire surannée.
La méfiance reste pourtant de mise, ne serait-ce qu’à cause de l’obstination allemande quasi-pathologique à refuser un tel scénario.
On pourrait se demander pourquoi.
On pourrait alors se rappeler de l’épisode de la République de Weimar et de l’hyperinflation qui démolit le régime. En août 1923, il fallait 4,2 marks pour acheter un dollar; trois mois plus tard, il fallait quatre mille deux cent milliards de marks pour acheter le même dollar. En chiffres, voilà ce que cela donne:
4 200 000 000 000 DM = 1 $
Pareil épisode marque un peuple. Près d’un siècle s’est écoulé depuis les faits, mais il lui fait encore dénoncer, par le biais de ses élus, les dangers de l’approche inflationniste.
L’Europe vivra-t-elle un épisode à la Weimar? Si nous passons par les deux premiers actes, c’est plus que probable. Et selon un analyste, cela pourrait être très rapide.
Mais imaginons que nous ayons quelques années devant nous. Puisque l’inflation permet de repousser les réformes structurelles des États surendettés de l’Union, soyez-en sûrs, ces réformes seront retardées, amoindries, et finalement dérisoires. Un politicien prêt à utiliser la planche à billets pour financer l’État dont il a la charge n’a certainement pas la carrure pour mener à bien les réformes ambitieuses qui permettraient de s’en passer.
L’inflation passera de « haute » à « anormalement élevée », puis deviendra un « défi » auquel il faudra « s’attaquer ». Je ne sais pas quand l’inflation annuelle en euro passera à deux chiffres, mais elle pèsera sur le mode de vie européen bien avant cela. Les épargnants seront ruinés, les retraités lessivés. La croissance souffrira – l’Europe importe toujours son pétrole et ses ordinateurs d’autres régions du monde, aux dernières nouvelles. Des bulles financières se formeront régulièrement çà et là, ruinant tel ou tel pan de la société.
Comme tout objet lâché dans le vide, la chute ira s’accélérant.
Certains s’inquièteront, beaucoup trop tard, que la monétisation des dettes publiques européennes n’a fait qu’empirer le problème sans rien résoudre.
Nous reviendrons à la case départ du train de vie insoutenable de la social-démocratie, avec l’hyperinflation en prime.
Qui sait, dans l’intervalle, peut-être certains de nos politiciens actuels auront pris leur retraite avec le sentiment du devoir accompli… Si la prochaine étape de la crise leur en laisse le temps.
Conclusion
Antonis Karakousis, un analyste grec dénigrant la classe politique de son pays et ses pourparlers pour former un gouvernement d’union nationale, trouva la phrase juste:
Ils réagissent tous comme s’ils n’avaient pas conscience du danger. La plupart regardent bêtement vers un avenir qui n’existe pour aucun d’entre eux.
Il ne parlait pas de l’Europe entière, mais il aurait pu.
Partout et toujours, les tours de Babel sont promises à l’effondrement.
La surprise viendra peut-être de la vitesse de celui-ci.
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