Sur le marché du discours politique, l’Etat est aujourd’hui une bulle spéculative : acheté aveuglément, sans aucune prise en compte de sa valeur réelle dans l’opinion.
L’Etat est aujourd’hui au cœur de tous les discours politiques – les courants de pensée les plus hostiles à cette figure altière finissent par s’y rallier : le Front National finit sa mue étatiste, le centre a définitivement tranché ses racines démocrates-chrétiennes, attachées aux « corps intermédiaires » et aux « communautés naturelles » contre l’Etat. On comprend facilement cet unanisme : parce qu’il est le dieu tutélaire de la nation française, parce qu’il représente le collectif armé, l’Etat est un secours « évident » face à l’abîme – il est ce talisman qui permettrait de rassurer et rassembler les citoyens (les électeurs). Quelle autre puissance pourrait combler le « besoin de protection » des français ?
Il y a là comme une fausse évidence : la puissance magnétique prêtée à « l’Etat » n’a rien à voir avec sa perception réelle. Sur le marché du discours politique, l’Etat est une bulle spéculative ; acheté aveuglément, sans aucun égard pour sa valeur d’opinion réelle.
L’ÉTAT : IDÉE SOCIALEMENT CLIVANTE
Au risque de la platitude, rappelons que « l’Etat » n’a jamais été une idée consensuelle. Indicateur récent : en octobre 2010, la vaste enquête de l’Ifop sur les classes moyennes mettait en évidence un certain nombre de « mises en garde » quant à la valeur d’opinion de « l’Etat ».
Le score de confiance de « l’Etat » y est ainsi l’un des plus faibles qui soit, derrière « les Maires », « les Chefs d’entreprise », « l’Union Européenne » ou « les syndicats ». Plus grave, la défiance s’accroit à mesure que l’on élargit le spectre social : 63% des français de la « classe moyenne », 77% des français modestes, et jusqu’à 80% des français « défavorisés » ne font pas confiance à l’Etat. Seules les autorités religieuses et les partis politiques obtiennent des cotes de confiance aussi médiocres.
La situation est identique si l’on raisonne en terme d’image plutôt que de confiance : si l’Etat est connoté positivement pour 81% des catégories aisées, ce n’est le cas que de 25% des catégories défavorisées. Existe donc un écart d’appréciation de 56 points d’un bout à l’autre de l’échelle sociale. Cet écart, que l’on pourrait prendre comme « indice de clivage », était de 53 points pour « le capitalisme », et de 48 points pour « la mondialisation ».
En clair : « l’Etat » est au final aussi clivant que des idées telles que « le capitalisme » et « la mondialisation ». Les plus fragiles n’ont aucune raison particulière de s’abandonner à une puissance qui au mieux les ignorait, au pire les écrasait
UN ÉTAT REJETÉ PAR LES PLUS VULNÉRABLES
On peut ne pas aimer l’Etat, mais souhaiter malgré tout lui confier plus de pouvoirs dans le chaos économique. Ce n’est pas le cas des français, qui font le choix de la cohérence : ne pas l’aimer et limiter ses pouvoirs. Pour deux français sur trois l’Etat a ainsi « trop de pouvoir », contre 12% qui jugent qu’il n’en a pas assez (Ipsos pour l’Association des Régions de France).
Dans le détail : plus un milieu est vulnérable à la crise, plus il refuse l’intervention de l’Etat. Le 23 octobre 2011, Ifop à nouveau publiait « le regard des Français face à la crise » pour le JDD. Invités à choisir parmi 4 types d’action gouvernementales vis-à-vis des banques, les sondés dans leur ensemble priorisaient :
1- la nationalisation de facto du secteur (à 32%),
2- une entrée minoritaire dans le capital des banques françaises, afin de peser sur leur gouvernance (à 31 %),
3- l’absence d’intervention (à 23%),
4- Un prêt simple, comme en 2008 (à 14%).
Il s’agit alors de scores d’ensemble. Si l’on place ces résultats sous le spectre socioprofessionnel apparaissent des écarts considérables et une révolution complète de la hiérarchie.
- Les catégories les plus épargnées par les difficultés valident cette bien la hiérarchie « interventionniste », avec un soutien encore plus net à l’idée d’une nationalisation générale (à 42%).
- Les professions intermédiaires émettent déjà quelques doutes quant à une option « musclée » : la nationalisation passe au second rang des mesures souhaitées, au profit d’une participation minoritaire au capital des banques.
- Enfin, la hiérarchie des solutions attendues par le salariat d’exécution (employés/ouvriers, soit 30% de la population active) n’a plus rien à voir avec ce score d’ensemble : l’absence d’intervention y est plébiscitée (à 38 et 34 %) loin devant l’hypothèse d’une nationalisation (soutenue à 26 et 28% parmi les employés et ouvriers). Notons que ce sont également chez les employés et ouvriers que l’idée d’un « prêt simple » rencontre le plus grand succès, plus que chez les cadres supérieurs et professions libérales, et les retraités.
ORDRE CIVIQUE Vs. ORDRE FAMILIAL
Tout porte alors à penser que l’opinion française, présente et à venir, espère un Etat « bouclier » plutôt que « glaive ». Que l’Etat protège et permette l’insouciance, sans emprise supplémentaire sur le citoyen. Qu’il organise, sans prodiguer, sans s’investir – au chef de l’Etat de prendre sur lui cette dimension offensive.
Symptôme et symbole de ce mouvement d’opinion, le projet de « big society » du premier ministre David Cameron. Sont actuellement sorties du sein de l’Etat un certain nombre d’écoles pour être confiées aux familles et aux communautés locales – des free schools par et pour la communauté, donc.
Cela vaut en France : l’enquête Ipsos du 20 octobre dernier plaçait la famille seule au cœur du « bonheur ». Sur un échantillon national, « la famille » est la première source du bonheur (à 54%) très loin devant la vie amoureuse (24%), la vie intérieure (10%) ou encore la vie sociale, les amis (4%). De toutes les structures soumises à la pression de la crise, seule la Famille résiste et permet de résister.
Ce que l’ordre civique perd en vitalité, l’ordre familial l’absorbe – ou, synthèse en forme d’hypothèse : la crise, loin de porter l’individu vers la Cité, le ramène vers la « Tribu ».