Depuis la chute du président tunisien Ben Ali, suivie rapidement de celle de son homologue égyptien Hosni Moubarak, on ne compte plus les commentaires, les articles, les colloques et même déjà les publications qui tombent comme feuilles en automne et qui décernent aux soulèvements arabes du printemps des éloges aussi chaleureux que la surprise a été grande. En dépit de la formule assez dépréciative, voire méprisante, sous laquelle on nous la présentait, la « rue arabe » a montré qu’elle était bien une opinion qui, au contraire de ce que martelaient nombre de commentateurs, n’était pas vouée à plébisciter des valeurs opposées aux « nôtres » ; elle pouvait au contraire les épouser et combattre pour ses aspirations démocratiques, parfois au prix de lourds sacrifices. Néanmoins, bientôt un an après le début des premières protestations en Tunisie, l’enthousiasme qui s’est un peu éteint laisse davantage de place aux doutes, notamment à propos du rôle que joue dans ces mobilisations une certaine chaîne satellitaire panarabe.
Al-Jazeera fête en ce moment son quinzième anniversaire avec des slogans – « L’information, l’opinion, la conscience… » – qui ne craignent pas de verser dans l’auto-célébration ! Plus que jamais, la création des autorités du Qatar semble avoir le vent en poupe. Copie conforme, ou traduction fidèle si l’on préfère, d’une offre internationale elle-même produite sur le modèle nord-américain, personne n’ignore que la première des chaînes d’information du monde arabe n’aurait pu exister et se développer de la sorte sans l’aide généreuse des finances de l’Émirat. Pour autant, on ne saurait réduire une telle réussite en la comparant à l’un de ces investissements prestigieux que la riche clientèle du Golfe peut se faire livrer « clés en main ». Au contraire, on en arrive à se demander si le projet médiatique lancé par l’émir actuel à peine arrivé sur le trône à la place de son père, rudement bousculé hors de l’arène, ne dépasse pas en ambition et même en vision politique les plus audacieuses des analyses. Longtemps interprétée comme une manière aussi novatrice qu’audacieuse de pallier la petitesse de l’Émirat au niveau régional, en premier lieu au regard du voisin saoudien, il apparaît désormais avec sa couverture des révoltes arabes que la création d’Al-Jazeera comportait aussi un volet offensif, un « bras armé médiatique » ambitionnant de porter l’influence de l’Émirat très au-delà des limites d’un espace national sans nul doute restreint.
Régulièrement soupçonnée d’être le cheval de Troie de l’islam politique, Al-Jazeera n’en a pas moins reçu, au tout début du mois de mars, un étonnant satisfecit public de la part d’Hilary Clinton qui a salué, au regard de la couverture du « printemps arabe » par Fox news ou même CNN, la capacité de la première chaîne d’information arabe à diffuser des real news. Pour en arriver là, l’administration américaine aura effectué un très long parcours, ponctué de mille embûches et même de quelques véritables passes d’armes, telles que le bombardement des locaux d’Al-Jazeera à Bagdad et à Kaboul, sans oublier, en 2005, le projet d’un assaut militaire sur Doha, la capitale de l’Émirat, une suggestion du président George Bush que Tony Blair, le Premier ministre britannique de l’époque, aurait été le seul à pouvoir faire avorter ! Comment expliquer qu’en l’espace d’une demi-décennie l’opinion officielle des USA ait tellement évolué ? Plusieurs journalistes d’Al-Jazeera n’ont-ils pas été victimes des armes américaines et un cameraman longtemps détenu dans les geôles de Guantanamo ? Comment la chaîne qui assume avec fierté son rôle de porte-voix des révoltes arabes peut-elle susciter de tels compliments alors qu’elle attise les braises d’un soulèvement qui a fait tomber deux régimes considérés comme de précieux garants, surtout en ce qui concerne l’Égypte, d’une stabilité essentielle aux intérêts des USA dans la région ?
Certes, il y a bien eu la couverture pour le moins lacunaire des mouvements d’opposition au Bahreïn ; quelques-uns se souviennent de ses hésitations aux premiers temps des protestations en Égypte et surtout de son brutal changement de cap dans le cas syrien. Il a en effet fallu attendre la fin du mois d’avril, plus d’un mois et même davantage après le début des premières manifestations dans ce pays, pour voir Al-Jazeera se départir aussi brutalement que mystérieusement d’un ton jusqu’alors relativement modéré vis-à-vis du régime de Damas, pour adopter une posture de soutien total aux manifestants. Un virage qui a d’ailleurs coïncidé avec l’adoption manifeste de nouveaux standards professionnels, à l’évidence de moins en moins exigeants au regard d’une certaine neutralité. Cela n’est pas allé sans provoquer des coups d’éclat, avec la démission fracassante de quelques-unes des vedettes de la maison, dont celle de son correspondant (tunisien) à Beyrouth, le très célèbre et respecté Ghassan Ben Jeddou. Mais tout cela n’était rien par rapport à la stupéfaction qu’a provoquée le départ de son Directeur général, Waddah Khanfar, le 21 septembre dernier. Remplacé par un homme aussi étranger aux médias qu’il est proche du palais de l’émir du Qatar, l’éloignement de ce grand professionnel artisan reconnu, depuis de longues années, du succès de la chaîne ouvre sans aucun doute une nouvelle page dans l’histoire d’Al-Jazeera. A l’image de la nouvelle Libya al-Ahrar (Libya for the free) qu’elle héberge dans ses locaux à Doha depuis mars dernier, le discours est si peu nuancé qu’il tourne à la propagande. Totalement rangé au côté de (presque) tous les soulèvements arabes en quelque sorte placés sous le commandement médiatique de l’Émirat, Al-Jazeera a certainement perdu beaucoup de sa diversité ; mais aussi de sa qualité et de sa crédibilité…
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Passer en si peu de temps d’un regard plutôt critique sur l’information, ce qui n’excluait pas une forme d’engagement, à un engagement qui n’est plus guère critique sur l’information est tout de même un pari très risqué. Sur le plan professionnel d’abord, car les départs plus ou moins volontaires de journalistes chevronnés seront d’autant plus difficiles à remplacer que les recrutements de plusieurs chaînes d’information en passe d’ouvrir leur antenne a asséché le vivier des candidatures disponibles. Pari risqué aussi, et de façon beaucoup plus déterminante, à l’égard des consommateurs d’information dans le monde arabe dont les dirigeants d’Al-Jazeera auraient tort de sous-estimer les exigences de qualité. En effet, si les réseaux sociaux et les blogs de journalistes indépendants n’ont certainement pas joué le rôle déterminant qu’on leur a souvent prêté, et s’ils n’ont pas fait comme on l’a trop vite écrit le succès des soulèvements populaires arabes, leur multiplication et leur influence témoignent en revanche de l’ampleur et du caractère irréversible d’une révolution dans l’information. Cette jeunesse arabe qui mène les révolutions, habituée à se mouvoir par elle-même dans les flux de données mouvants et multipolaires, habile à se faufiler entre les mailles de la censure pour partager une information validée non pas nécessairement par le statut de sa source mais au moins autant par les canaux qui l’ont propagée, n’acceptera pas longtemps une voix qui substituerait à tous les mensonges d’hier le monopole d’une vérité habilement tronquée. Par ailleurs, les téléspectateurs arabes restent fidèles à certaines convictions, celles-là même qui ont fait le succès de la chaîne quand elle a réuni le public de la région autour de son traitement de l’information concernant la Palestine, l’Irak ou encore l’Afghanistan. Si Al-Jazeera ne veut pas voir se retourner contre elle tous ceux qui ne comprendraient pas qu’elle ne tienne plus qu’un discours agréable aux responsables nord-américains, il vaudrait mieux pour elle que l’hiver de l’information ne soit pas trop long !
Texte à paraître dans le dossier “Regards sur 2011″ du numéro 417 (décembre 2011) de la revue L’ENA hors les murs.