Trois jeunes font fureur. Leur clip ridiculise ceux que personne ne critique.
Paru dans La libre Belgique le 18 novembre. Par Emmanuel Derville, à Lahore.
C’est le tube du moment au Pakistan. Pour une fois, ce n’est pas une chanson tirée d’un film indien, d’habitude très populaire. Aalu Anday (traduisez : des patates et des œufs) est l’œuvre de trois garçons de Lahore, la capitale culturelle. Mis en ligne le 15 octobre, le clip a été vu plus de 400 000 fois sur Youtube.
A l’écran, Ali, 27 ans, Daniyal, 23 ans et Hamza, 16 ans, ont l’air d’enfants sages dans leur uniforme d’écolier. Mais en trois minutes, ils brocardent l’armée, les mollahs et les groupes terroristes islamistes, pourtant exempts de toute critique. Les médias locaux ne parlent que d’eux.
Ali, le chanteur, n’en revient toujours pas. Ce jeune homme mince, cheveux noirs et barbe de trois jours, reçoit en tongs, jean et T-shirt Guns N’Roses. Producteur dans une chaîne locale, il vit chez papa et maman. Comble de l’ironie, son père est militaire à la retraite. Il y a 4 ans, il a fondé Beyghairat Brigade, la brigade des sales gosses. « A l’époque, je voulais tourner en dérision ceux que l’on surnomme ici la Ghairat Brigade, la brigade de l’honneur, assure-t-il. Cette expression désigne les militaires, les islamistes, les analystes politiques qui passent leur temps à donner des leçons de morale. Ils répètent que l’Inde et les Etats-Unis sont nos ennemis et qu’il faut se défendre. Ils nous serinent que les politiciens sont corrompus. Mais si la situation économique est mauvaise c’est d’abord à cause d’eux. Le budget de la Défense est si élevé que notre pays s’appauvrit. »
La chanson tourne aussi en dérision les théories conspirationnistes selon lesquelles la CIA et le lobby juif sont coupables de tous les maux du pays. Elle s’étonne de la popularité de Mumtaz Qadri, un policier qui a assassiné Salman Taseer, le gouverneur de la province du Penjab, parce qu’il appelait à une réforme de la loi du blasphème.
Les propos révèlent le conflit entre libéraux et conservateurs au Pakistan. Chaque camp tente de faire prévaloir ses vues dans les journaux et sur les plateaux de télévision. Les chaînes diffusent des émissions religieuses où de prétendus experts répètent que l’islam est supérieur aux autres religions. Alors que les libéraux plaident pour une société laïque respectueuse des minorités et appellent à relancer le processus de paix avec New Delhi, les conservateurs veulent islamiser davantage le droit. Ils rejettent le dialogue avec l’Inde accusée d’être anti-musulmane à cause de sa population majoritairement hindoue.
La fracture entre libéraux et conservateurs est visible jusque dans la Constitution. L’article 36 garantit aux minorités religieuses la protection de l’Etat. Mais l’article 41 indique que seul un Musulman peut être président de la République. Fondé en 1947 après l’indépendance de l’Inde britannique, le Pakistan s’est vite proclamé République islamique. Sans toutefois préciser quelle interprétation de la religion devait servir de socle à l’identité nationale.
Depuis la mort de Salman Taseer, beaucoup de libéraux hésitent à s’exprimer, par peur des représailles. Quand Beyghairat Brigade poste la chanson sur Youtube, les trois musiciens sont terrifiés. « On avait peur qu’ils nous arrive quelque chose. Ici, je fais attention à ce que je dis. J’évite de critiquer les islamistes devant des gens que je ne connais pas. »
A la fin du clip, Ali brandit un panneau : « si vous voulez que je prenne une balle dans la tête, faites circuler cette chanson ! »
Libéraux et conservateurs ne se côtoient même pas, tant leurs avis divergent. Les premiers sont perçus comme des traîtres à la nation, les seconds comme des gens violents et intolérants. Pourtant, la brigade des sales gosses n’a pas été menacée. La chanson est si drôle que personne n’a osé les attaquer, en tout cas pas pour l’instant.
Ali est optimiste. « Cela prouve que la majorité des gens aiment ce qu’on fait. Les Pakistanais ne sont pas convaincus par le discours des conservateurs. Ce pays peut changer. Les radicaux sont très minoritaires. »
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