Trois millions d’euros pour les mathématiques

Publié le 10 octobre 2011 par Fuzzyraptor

Avec Cédric Villani, médaille Fields 2010, les mathématiques françaises ont trouvé leur ambassadeur [ndlr : voir notre article]. Une bonne nouvelle pourtant insuffisante pour déclencher des vocations en masse. Pour ça, des professeurs et des bénévoles s’affairent au quotidien, à grand renfort d’ateliers, de stages et de concours.

L’association Animath, basée à l’Institut Henri Poincaré à Paris, symbolise l’effervescence de la communauté mathématique française. Dans le cadre du Grand emprunt et plus précisément de l’appel à projet « Culture scientifique et technique et égalité des chances », le projet Cap’Maths coordonné par Animath vient de recevoir trois millions d’euros pour se développer et structurer l’ensemble des initiatives françaises. Martin Andler, président d’Animath évoque avec nous les activités et les projets de son association.

Dans quelles circonstances a été créée Animath ?

Notre association a été créée en 1998 à l’initiative de la Société mathématique de France dont j’étais alors vice-président, avec le soutien de l’Associations de professeurs de mathématiques de l’enseignement public, l’Inspection générale de mathématique et divers acteurs du monde des mathématiques [ndlr : voir la liste des partenaires]. A l’époque, nous étions inquiets à cause de la diminution de la part des mathématiques dans les programmes de l’enseignement secondaire. Nous craignions alors pour la préparation des jeunes étudiants.

Martin Andler (voir la page du Laboratoire de Mathématiques de Versailles) et Elifsu Sabuncu de Deuxième labo

Nous avons créé l’association pour qu’elle devienne une « maison commune » pour toutes les personnes qui s’occupent des activités dites périscolaire, c’est-à-dire qui ont lieu hors du cadre de la classe et des programmes scolaires. Elle s’est développée lentement jusqu’en 2009, faute de moyens malgré nos demandes auprès des ministères ou du CNRS, date à laquelle un contrat avec le Fond AXA pour la Recherche nous a permis d’embaucher un secrétaire général à plein temps, Bruno Teheux et d’obtenir un bureau à l’IHP. Cela nous a fait sortir du « bricolage » et nous avons pu nous lancer dans des projets plus ambitieux. Fin 2010, nous étions alors à même de répondre à l’appel à projet du Grand emprunt pour lequel l’ensemble des acteurs des mathématiques en France se sont mobilisés.

Qu’allez-vous faire de vos trois millions d’euros ?

D’abord, les différents partenaires du projet vont pouvoir développer des actions de plus grande ampleur et cette dotation permettra en prime d’accroître leur visibilité. Il faut savoir aussi que beaucoup d’acteurs du monde des mathématiques font leur travail dans des conditions d’amateurisme et de bénévolat certes très généreuses, mais qui atteignent leurs limites. Cet argent nous permettra de professionnaliser ce champ, de fournir une infrastructure administrative qui permette aux acteurs de se concentrer uniquement sur les activités pédagogiques et la médiation et non sur l’administratif (1).

A moyen terme, il nous est demandé de construire une structure capable de transmettre le relai une fois les sommes épuisées. Nous pensons créer une fondation mais nous n’en sommes qu’au stade préliminaire de la réflexion. Il faut dire que notre budget vient d’être multiplié par 10 ou 15 ! C’est une mutation intéressante et un peu intimidante.

Sur quels types d’élèves concentrez-vous votre action ?

Nous souhaitons nous adresser à tous les élèves, ceux qui sont en situation de fragilité sociale, géographique ou victimes de stéréotypes (les filles), mais aussi ceux qui sont très motivés, qui s’ennuient à l’école et sont souvent en situation de très fort isolement. Concernant l’éducation en général et plus particulièrement l’éducation aux mathématiques, il existe des inégalités sociales et géographiques fortes entre les élèves. D’ailleurs, les maths sont une discipline qui joue un rôle important dans l’échec de certains jeunes. On parle souvent des inégalités sociales, notamment dans les banlieues, et on a malheureusement bien raison. Mais les petites et moyennes villes de province, et évidemment les zones rurales sont également concernées. Les jeunes qui y évoluent n’ont pas les mêmes chance que ceux qui vivent à proximité des centres universitaires.

Une autre inégalité est flagrante en ce qui concerne l’accès aux études scientifiques, celle entre garçons et filles. En terminale scientifique, les filles représentent 45,6% des effectifs totaux (mais seulement 38,5% en spécialité math et 13,3% en sciences de l’ingénieur) contre 78,7% en terminale littéraire. Cette proportion chute à un tiers dans les classes préparatoires à dominante math et physique et jusqu’à 14% à Polytechnique alors même que les jeunes filles obtiennent en moyenne de meilleurs résultats que les garçons au lycée (2).

Selon vous, quelles sont les causes de cette désaffection des maths par les filles ?

Les filles semblent avoir une attitude différente envers l’activité mathématique. La situation est compliquée et n’a rien de typiquement français. L’hypothèse qu’il s’agit d’une construction sociale me paraît la plus probable. Des études ont montré qu’en moyenne, les professeurs de mathématiques, y compris les femmes, privilégiaient les garçons pour les questions difficiles et les filles pour les questions d’application immédiate.

Du côté des très jeunes enfants, si on fait passer une épreuve identique à des élèves en la qualifiant d’épreuve d’art ou de maths, les filles obtiennent des résultats bien meilleurs à celle qualifiée « d’art ». Il parait très important de remédier à cette situation. D’une part car cela découle de principes démocratiques auxquels je suis attaché et d’autre part pour des motifs plus utilitaires : il n’y a pas assez d’étudiants en sciences, allons les chercher dans les « réserves » d’étudiants, du côté des filles et des jeunes de banlieues.

Quelles activités proposez-vous à ces élèves, vous et vos partenaires ?

Nos actions se classent en plusieurs catégories. Tout d’abord, celles qui entrent dans le cadre de la culture scientifique, mathématique en l’occurrence : connaissance des mathématiques actuelles, lien avec les autres disciplines, applications des mathématiques, et ce par des expositions, films, publications, conférences, visites de laboratoires (pour que les jeunes voient la science « en train de se faire »), salons mathématiques, sites web… En parallèle, nous mettons les jeunes au travail sur la base du volontariat, dans des contextes agréables : stages pendant les vacances, clubs de mathématiques, participation à la préparation de projets scientifiques, participation à des concours de différents types. Enfin, nous créons du lien social et intellectuel entre jeunes (et moins jeunes) intéressés par les mathématiques, pour remédier à l’isolement de ceux qui en souffrent. Il faut se rendre compte que ce qui est enseigné dans les classes est très loin des maths vivantes telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui dans la recherche pure et appliquée.

A vrai dire, un élève n’est quasiment jamais confronté à des maths qui dépassent le 19ème siècle. Une grande partie du programme correspond à des savoirs qui remontent aux Grecs. Pour un jeune, les maths sont une discipline morte, sans lien avec les sciences expérimentales ou les sciences de l’ingénieur alors que ce n’est évidemment pas le cas. Dans l’organisation actuelle, les professeurs n’ont tout simplement pas le temps de présenter une culture plus vaste.

Quelle est la place de l’Institut Henri Poincaré au sein duquel Animath est hébergée ?

L’IHP est particulier car il a une vocation nationale. Son directeur, Cédric Villani, un de nos plus brillants mathématiciens s’intéresse réellement à l’action auprès du grand public. C’est un atout pour ce genre d’action. Pour lui, c’est très important et il paye de sa personne en étant lui-même très actif. L’IHP, avec d’autres partenaires, organise dans les prochaines semaines des événements publics à l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Evariste Galois. Le 12 octobre prochain a notamment lieu une conférence pour les lycéens d’Île-de-France.

Évariste Galois

L’année prochaine sera dédiée à Poincaré à l’occasion du 100ème anniversaire de la mort de cet autre géant des mathématiques. Nous commençons également à travailler les relations internationales avec des possibles jumelages de clubs de mathématiques ainsi que la participation croisée à des stages.

La discipline mathématique semble bien se porter…

Effectivement, les maths sont la discipline scientifique qui « marche » le mieux en France, notamment en termes de reconnaissance internationale. Les mathématiciens français ont remporté près d’un quart des médailles Fields depuis le début de l’attribution de ce prix. Mais cet apparent « prestige » cache une situation plus négative, notamment une mauvaise image auprès des physiciens, biologistes et ingénieurs – ainsi qu’auprès du grand public. En effet, les mathématiciens ont toujours eu une haute idée de leur travail, déconnecté des sciences expérimentales.

Claude Allègre, ancien ministre de l’enseignement supérieur a par exemple toujours été hostile aux maths. Dans son livre « La défaite de Platon », il assimilait la philosophie de Platon à une tentative de domination des sciences pures déductives sur les sciences inductives. Selon lui, les sciences d’aujourd’hui sont différentes et il a pris fortement partie contre ce qu’il interprétait comme une domination des maths. Autre indice du désamour pour les maths : il y a 20 ans, les physiciens mettaient sur pieds La Main à la Pâte en choisissant délibérément de ne pas y inclure les maths. Mais cela paraissait logique car les maths étaient déjà très présentes dans l’enseignement primaire alors que les sciences expérimentales avaient quasiment disparu ! Dernier facteur, plus intrinsèque : la vulgarisation en maths est tout de même plus compliquée que pour les sciences expérimentales. On a moins de moyens pour en parler. Ce n’est pas étonnant qu’aucune grande exposition de la Cité des sciences ne porte sur les maths (sauf l’espace dédié).

Mais si notre recherche en mathématiques paraît se porter très bien, avec de nombreux chercheurs, y compris des très jeunes, très prometteurs, nous sommes malgré tout très inquiets sur la crise des vocations scientifiques : nous allons rapidement manquer de professeurs de mathématiques (ainsi, cette année 300 postes au concours du CAPES en mathématiques n’ont pas été pourvus), et on prévoit à assez court terme une pénurie d’ingénieurs !

On a parlé des élèves marginalisés. Qu’en est-il des bons élèves ?

Si le système ne fonctionne pas pour une partie des élèves, qui finissent par en être éjectés, on ne peut pas dire qu’il marche très bien pour ceux qui ont un potentiel pour les études scientifiques. On le voit par exemple avec l’enquête PISA de l’OCDE qui compare les performances des jeunes de 15 ans de nombreux pays. La France obtient des résultats médiocres : nous avons un nombre plus important d’élèves en très grande difficulté (3) et nous avons une « tête » pas franchement remarquable…

Les très bons élèves forment 3,5% d’une classe d’âge en France (environ le nombre de bacheliers scientifiques option math) ; c’est moitié moins qu’en Corée. Lors des Olympiades internationales, des concours ouverts aux lycéens dans les différentes disciplines scientifiques (maths, physique, chimie), les français sont régulièrement au-delà de la 30ème place dans le classement par équipe en mathématiques. Et en physique ou chimie, nos équipes sont constituées d’élèves de classes préparatoires car nos élèves de terminale seraient trop faibles (ce qui est problématique par rapport au règlement). Quel paradoxe pour un pays au top de la recherche !

Nous sommes vraiment si nuls aux concours ?

Il y a des exceptions. Il y a d’autres types de concours, les concours de projets scientifiques. Là, les jeunes s’engagent dans un projet à long terme, qui dure plusieurs mois, et présentent leurs travaux à la fin. Nos équipes ne se sortent pas trop mal du EU Contest for Young Scientists qui a lieu tous les ans en septembre. Mais les Allemands et plusieurs autres pays sont bien meilleurs : depuis la création du concours, les Allemands ont gagné 75 prix, les Britanniques 37, les Polonais 36, et les Français 29, à égalité avec les Suisses. Il y a quelques années, j’ai participé à la sélection de deux jeunes lycéens français pour ce concours. Ils travaillaient sur l’utilisation d’un ballon sonde pour étudier l’activité biologique en haute atmosphère. Ils ont gagné un 2ème prix européen, ce qui est un magnifique résultat. Dans tout autre pays, ils seraient rentrés dans une excellente université et auraient obtenu une bourse. Et bien l’un des deux a échoué au bac et l’autre a fait un BTS. Pourquoi ? Sans doute parce que les qualités qu’ils ont montré dans ce travail ne rentrent pas dans les cases de l’excellence scolaire française.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Autre exemple : au printemps dernier, pour la première fois, deux groupes français ont participé au concours INTEL, le plus ancien des concours de projets scientifiques au monde. Il s’agissait d’une équipe de math issue du concours C.Génial et d’une de physique issue des Olympiades de physique. Ces jeunes sont allés à Los Angeles et ont obtenu chacune le 4ème prix dans leur catégorie. Le professeur de maths, Francis Loret travaille au collège Albert-Camus de Miramas, une petite ville près de Marseille [ndlr : voir son portrait dans l’Express]. Il m’a indiqué que les élèves les plus actifs de son club sont bons élèves mais pas forcément excellents. Ils n’auront peut-être pas des dossiers en béton pour être pris dans les bonnes classes préparatoires. Alors qu’ils ont un talent fou ! Nous avons un potentiel qui a du mal à s’exprimer dans notre système éducatif. Je tiens également à souligner que les deux projets primés proviennent de petites villes de province.

Notes :

  1. Concernant les mathématiques, un autre projet a retenu l’attention : « Maths au CP » proposé par l’association Agir pour l’école. L’Académie des sciences a également été dotée pour son projet de formation des professeurs du primaire et du collège à l’enseignement basé sur l’investigation [ndlr : inquiry based] cher à l’association La Main à la Pâte.
  2. Sources des chiffres : Ministère de l’Education nationale (notamment : Repères et références statistiques Edition 2010), Ena, Ecole polytechnique (année scolaire 2007-2008)
  3. En moyenne, environ 150 000 élèves sortent du système scolaire sans aucun diplôme chaque année (source : site de l’Elysée)

>> Illustrations : Wanda’s Pictures, deuxiemelabo (Raphaëlle Trecco, tous droits réservés), Lost Archetype, Bindaas Madhavi, woodleywonderworks, valilouve, 3 : 19, Discover Science & Engineering, ebertek (Flickr, licence CC)