On lit toujours depuis
soi, on fait son livre de celui que l’auteur propose. Alors bien sûr, on n’en
dira que ce par où il vous a touché, par quels aspects il vous a été proche.
Loin d’épuiser le texte. Voilà, ça fait peut-être dix ans que je connais Philippe
Blanchon, sans doute huit ou neuf ans que je le lis, qu’il me lit en retour et
que nous nous accompagnons de manière fraternelle. Sans doute avec le temps s’est
formée une familiarité. Pour autant, grande partie de son œuvre sans doute m’échappe,
dans les échos érudits qu’elle poursuit, dans ses manière cryptées parfois, sa
mathématique de la forme, et je sais qu’appartenant pour ma part au monde des
arts visuels, la solide culture poétique qu’il a acquis me fait défaut
(parviendrais-je un jour à naviguer dans Joyce comme lui ?). Mais peut-on
jamais prétendre cerner quoi que ce soit ? - une œuvre comme un paysage. Le
propre des œuvres d’importance est de ne jamais se laisser résumer, de
convoquer ce vertige en vous des mystères auxquels elle renvoie. Et
volontairement, dans son principe même, l’œuvre poétique de Philippe Blanchon s’étoile
et se difracte à la manière d’un kaléidoscope. Paradoxalement, c’est à cet
endroit même, dans sa fuite dirait-on, que cette œuvre me rejoint et touche à
des préoccupations que j’ai.
Je l’ai déjà dit et à
plusieurs reprises : la multiplicité des voix menant le récit comme se
construirait une toile cubiste, effaçant l’auteur comme cyclope immobile pour y
substituer une langue « enrobante », multiple, à la fois interne et
externe au récit qu’elle tisse. Pour une fois au moins, Dieu est mort dans la langue
- son omniscience. C’est aux divers protagonistes de démêler leur histoire, de
la dire depuis eux, dans son échappée même. Pensons à Quignard, l’explosion du
champ pronominal. Récits, témoignages, poèmes, exégèses mêmes, s’organisent ici
pour, par allusions, recoupements, esquisses, analyses, cerner l’histoire d’un
couple, la crise de Nathan. Chaque façon de dire disant autrement et donc
disant autre chose, montant progressivement le tableau comme le ferait un
peintre - disons Cézanne - accumulant les touches qu’il s’agit d’unifier. On
pensera à Cervantès, incluant dans le second livre de son Quichotte les
exégèses du premier comme partie intégrante de sa narration. La sortie par la
porte du poulailler signifiant l’entrée dans la fiction ? Ou la
confrontation de la fiction au monde réel (personnifié par Sancho) ? Ici,
Philippe Blanchon retourne le récit sur lui-même comme on le ferait d’un gant,
parvenant à fournir un formidable effet de réel, multipliant les couches narratives.
Vertige « Quichottien » convoquant notre rapport à la fiction en même
temps qu’il lui donne corps. Peut-être qu’en chacun de nos récits aujourd’hui
se survivent toutes les formes antérieures prises dans les regards que l’on
porte sur elles, comme une mémoire. On n’écrit pas seul et les figures
tutélaires autant que fraternelles surgissent régulièrement dans les vers de
Philippe Blanchon.
Personnages qui semblent toujours débarqués d’un long cours ou s’apprêtant
à quelque grand départ, flottant entre deux, indéterminés. Ici encore, les
protagonistes des récits de Philippe Blanchon semblent en déséquilibre,
intimement, échappant pour bonne part à eux-mêmes et à tout jeu social. Les
situations débutent à cheval sur le jour, au moment qui précède les rêves ou au
lever du jour alors qu’ils flottent encore comme un air de révélation et d’incertitude.
Les choses ne s’éclairent pas directement, mais par la mise en présence de
témoignages, à la lecture d’histoires d’enfance. Le sujet du poème est simple,
disons qu’il n’est pas artificiellement compliqué, pourtant chaque page en
révèlera sa complexité profonde. Et c’est quelque chose qui me parle, cette
façon de ne pas multiplier les décors et les petites histoires de manière
accumulative, de s’en tenir à ce très simple d’une situation qui relève du lieu
commun, « n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui
appartienne à tous » disait Koltès. Souvenir fondateur pour moi, la Presqu’ile de Gracq.
Histoire d’un couple (Emilie et Nathan), de la relation, des amitiés et
des détours qu’elle convoque. Histoire surtout d’une crise, et donc de la
rupture d’un continu, l’échappée que c’est. « Le silence, l’exil et la
ruse » : programme que l’auteur semble emprunter à Joyce afin d’échapper
au tumulte. C’est qu’il est comme le personnage central de ce récit, Nathan, en
quête d’absolu, avide d’être au monde pleinement, hors des cadres imposés et
des dialectiques ordinaires.
(...)