Ananda Devi : « LES HOMMES QUI ME PARLENT », Gallimard, 2011.
Connue désormais pour être la plus grande romancière actuelle de l’Île Maurice, l’écrivaine francophone indo-mauricienne ANANDA DEVI nous offre, avec Les hommes qui me parlent, de l’inattendu, puisqu’il ne s’agit pas ici d’un roman, ni même d’ailleurs d’un récit, mais d’un livre assez inclassable qui plonge au cœur du vécu et du ressenti intime de l’auteure.
Chronique d’une crise éminemment personnelle qui prend des allures de rupture et de mue, lamento de souffrance, de frustration et de colère qui, quelquefois, prend presque des accents de manifeste féministe, cet ouvrage fort, bouleversant, écrit, pourrait-on se risquer à dire, avec le sang des tripes, n’est pas sans faire penser à une recherche de type thérapeutique.
Pour la toute première fois, cette femme pudique, intensément introvertie mais tout aussi intensément tourmentée et possédée par l’exaltation de vivre, cet être plein de tensions et de contradictions trouve l’audace de se mettre franchement à nu pour révéler qu’en fait, elle est passée à côté de sa propre vie, ce qui la marque d’un profond sentiment d’échec.
Le « mensonge », l’imposture, véritables prisons, se trouvent au nœud de son être, et elle n’en veut plus, n’en peut plus.
Au fil d’une démarche déchirante autant que dénuée de concessions qui la conduit du constat que, dans les fait, c’est à peine si elle existe (elle emploie à ce propos le terme révélateur et impitoyable de « non-substance ») à une laborieuse entreprise de recherche de son vrai moi, elle tente d’arracher ses « masques », sans savoir bien où ça la mènera.
De son véritable être, de son être profond, elle ne perçoit pas grand-chose, sinon une « faim » flamboyante de « liberté », de « joie » et de « vie » qu’elle doit à sa nature féminine, si bridée soit par ailleurs cette dernière – et depuis toujours – par les carcans qu’imposent le poids étouffant de la société (une société puritaine qui dépouille allègrement les êtres de leur personnalité propre), l’étau pesant de la famille et, bien entendu, la tyrannie masculine. Elle se livre donc à un douloureux travail introspectif, qui va jusqu’à la mener aux confins de la « folie ».
Comment concilier condition de femme et condition d’écrivain ?
De quelle façon se désengluer une bonne fois pour toutes d’inhibitions héritées autant de l’éducation reçue que de sa propre tournure de caractère ?
Est-il possible d’articuler ensemble l’amour qu’on continue de vouer profondément aux proches et la peur, le désir panique de fuite, de délivrance que, certaines fois, il arrive que ces derniers vous inspirent ?
Comment se défendre contre l’Autre, le « double » supérieur et exigeant, fascinant que l’on porte au plus secret de soi ?
Est-il concevable d’oublier le suprême mystère de la Mort ?
Le tragique, la souffrance, la vision résolument pessimiste de l’implacable sont au cœur de l’écriture d’Ananda Devi, qui, précisément, ne semble trouver de plénitude et de rédemption que dans les mots, tant ceux qu’elle couche elle-même sur le papier que ceux qu’elle a l’insigne bonheur (un bonheur quasi sensuel) de lire sous la plume des autres, des « auteurs morts », ses « amis » et peut-être, ses seuls véritables proches.
Ce livre, qui, par son côté âpre, immensément grave, passionné et désespérément lucide, met parfois assez mal à l’aise, parait proposer, en filigrane, l’idée d’une écriture de la féminité qui, dans sa substance même, serait indissociable d’une écriture de la solitude, de l’angoisse, du « doute » existentiel mais, surtout, de l’insoutenable.
Un insoutenable qui, d’ailleurs, se déployait déjà dans les romans et nouvelles de ce grand auteur, toujours tenté de flirter avec le nihilisme.
Vers où tangue, erre la terrifiante femme-plaie d’Ananda Devi ?
L’essence du féminin ne serait-elle pas l’implacable de la souffrance, de la déchirure des chairs et des âmes dans leur équarrissement ?
La double malédiction de la femme ne réside-t-elle pas dans le lien et dans la chair qui, lourdement, la lestent ?
« Que font les mères quand elles voient souffrir leurs enfants ? Elles meurent toutes, plus ou moins ».
Oui, pour Ananda Devi, la femme n’est pas lénifiante, mais sombrement tragique.
Oui, Ananda Devi est femme…femme, démunie, dépossédée, agonisante par nature, « réceptacle » et vecteur des « tristesses léguées de génération en génération » ; « asservie » comme, à tout prendre, l’est toute créature humaine dans la mesure où elle n’est qu’ « un passage clos » sur elle-même. Et, en tant que femme aux mains vides, elle se sauve avec les mots.
Car les mots ont, seuls, pouvoir de créer des dimensions neuves, autres. Ne sont-ils pas, avant toute autre chose, « sources de jouissance et de sens » ?
L’écrivain, en ce qu’il est magicien, fera naître la lueur d’espoir. Il sera capable de convoquer cette « chose qui se cabre et lève la tête et étincelle et brave la furie des eaux et des arêtes : une affirmation d’existence. Pas pour rien ».
P. Laranco