The Wire

Par Timotheegerardin
Article publié chez Encore une fois
Une série continue de résister à la marche des saisons. The Wire, dont la cinquième et dernière saison date de 2008, fait aujourd’hui l’objet d’un ouvrage collectif intitulé The Wire – Reconstitution collective. Comme son nom l’indique le livre est collectif, rassemblant des contributeurs venus d’horizons divers – éditeurs, universitaires, critiques. Comme son nom l’indique encore, il s’agit d’une espèce d’enquête par reconstitution, reprenant saison par saison la série créée par David Simon. L’occasion est toute trouvée, avec trois ans de recul déjà, pour se demander ce qui a fait de The Wire, Sur écoute en VF, l’une des séries américaines les plus fascinantes.

Avant tout, la série se caractérise par un rythme qui n’appartient qu’à elle. De longs épisodes de près d’une heure, douze à treize épisodes par saison. Et à l’intérieur de l’épisode, une tension continuelle entre la description et l’action. Le plus court chemin d’un bout de la saison à l’autre, ce n’est pas une ligne droite, mais un sentier sinueux où l’on s’arrête souvent, où l’on fait des rencontres. Vous l’aurez compris, les scénaristes de The Wire (David Simon, donc, et Ed Burrns) ne sont pas du genre à utiliser le cliffangher de fin d’épisode. A vrai dire, on n’est pas captivé immédiatement par The Wire, il faut bien trois ou quatre épisodes pour qu’une histoire s’impose, naturellement, singulièrement. Emmanuel Burdeau, co-auteur et co-éditeur du livre, localise très précisément le déclic, l’instant où le spectateur commence à être séduit. Sur une scène de crime, deux des personnages principaux, Bunk et et McNulty lâchent des « fuck », « fuck me », « mother fucker », moitié las et moitié interloqués par les indices qu’ils passent en revue. Il y a dans cette scène à la fois la fatigue de l’investigation toujours identique et les prémisses d’une intrigue enfin tangible – mais surtout, se cristallise une manière rigoureuse et désinvolte de concevoir l’enquête. Et une manière inédite, par là même, d’envisager la série policière.

Si Simon et Burns instaurent ce rythme si spécial, c’est pour laisser du champ au contexte et aux personnages. Chaque saison fait vivre un lieu et ses protagonistes. La première saison est centrée sur le trafic de drogue dans les « corners » de Baltimore, avec le gang d’Avon Barksdale. La seconde saison déplace l’intrigue vers les docks et les pratiques douteuses d’un syndicat ouvrier en fin de règne. Nous revenons, pour la troisième saison, aux cités de Baltimore où seront mises en concurrence deux figures de la pègre : Avon Barksdale et son lieutenant Stringer Bell. Puis les saisons 4 et 5 investissent des lieux et des sujets plus variés, allant du trafic de la drogue à l’éducation publique américaine, sur fond d’ascension politique du jeune Tommy Carcetti. Bref, on s’aperçoit que si The Wire prend autant son temps, c’est pour donner aux espaces leur profondeur et aux personnages leur épaisseur. On se retrouve avec des seconds rôles fascinants qui pourraient à eux seuls justifier l’existence de la série. Le personnage d’Omar Little, par exemple, est un bandit en même temps qu’un justicier. Homosexuel flamboyant, il passe les trois premières saisons à chasser les tortionnaires de son amant.

Les lieux sont observés d’un point fixe, une pièce délabrée : l’endroit où travaille une brigade de police spécialisée dans la mise sur écoute. Les personnages emblématiques de cette équipe sont les inspecteurs Jimmy McNulty, Kima Greggs ou Lester Freaman. Ce dernier, le plus âgé et le plus sage, met à jour le tableau des hiérarchies et ramifications découvertes grâce aux écoutes. Cette relation d’observation entre les policiers et les dealers pourrait évoquer le rapport que le spectateur entretient avec l’univers de la série. Petit à petit, il découvre de nouveaux personnages et voit se tisser les liens qui les rassemblent. Les saisons se construisent ainsi : de nouveaux personnages apparaissent sur le tableau, d’autre sont rayés. De nouvelles lignes se tracent entre les uns et les autres.

Car, jusque dans cette esthétique de l’obstacle et de la pesanteur, The Wire est d’une incroyable ambition. Jean-Marie Samocki, l’auteur du chapitre sur la saison deux, pointe à juste titre la visée balzacienne de la série : en empruntant le format du feuilleton tel qu’il pouvait exister au XIXème siècle, et en faisant se croiser des personnages hantés par leur désir et leurs ambitions, il dresse un portrait de la ville américaine des années 2000. Même si La Comédie humaine version Baltimore est bientôt grignotée par l’enfer de l’administration. Le désir des personnages est vite fatigué par un monde en déclin, par une ville fantomatique et par une économie industrielle en train de rendre l’âme. Avec la démonstration, dans les chapitre trois et quatre, de l’impossibilité essentielle de toute réforme des institutions, on bascule de la comédie humaine à la tragédie antique, dont les technocrates seraient les dieux cruels.Pourtant, les écoutes en elles-mêmes ne sont pas très présentes dans The Wire. Moins qu’on pouvait l’attendre, en tout cas, pour une série qui s’appelle Sur Ecoute. Outre le labyrinthe administratif qui s’impose pour chaque mise sur écoute, le procédé en lui-même atteint rarement sa cible : prudence des dealers, quiproquos, font que la majorité des écoutes ne mène nulle part. La brigade n’est pas même une structure pérenne : elle est souvent menacée de dissolution, quand elle n’est pas simplement dissolue, à la fin de la saison 3 et pendant une bonne partie de la saison 4. Ces écoutes sont donc bien à l’image de la série elle-même : l’intrigue est ténue, sans cesse mise en cause, sans cesse détournée de son but. Il y a une esthétique de l’obstacle – naturel ou technocratique – dans The Wire. Tant mieux, au fond, si l’enquête n’avance pas assez vite pour toutes les raisons du monde : faire connaissance avec D’Angelo, jeune Barksdale qui doute de sa vocation de dealer, ou alors explorer successivement l’industrie des docks et la mairie de Baltimore.

C’est pour cette raison que l’analyse politique, faite notamment au chapitre trois par Kieran Aarons et Grégoire Chamayou, laisse un peu rêveur. Il est question dans ce chapitre de la création officieuse d’une zone de tolérance pour la drogue, appelée Hamsterdam. Plutôt que de voir dans cette histoire un propos politique – que le créateur de la série, David Simon soutient probablement en interview – nous préférerons y deviner une « fable sans morale ». L’expression, utilisée par l’un des contributeurs, est pleine de vérité pour The Wire. La série fourmille en effet de ces histoires qui ne mènent nulle part, de ces fables qui, au lieu d’avoir une fin, donnent lieu à un spectacle confinant au fantastique. Ainsi les drogués qui sillonnent Hamsterdam deviennent à l’écran des sortes de zombies, déambulant dans cette cour des miracles comme les survivants d’un monde dévasté. En somme, l’intérêt véritable de The Wire se situe quelque part par là : entre le document analytique, le roman et un spectacle qui s’offre naturellement au renouveau du genre.

The Wire – reconstitution collective, Ouvrage dirigé par Emmanuel Burdeau et Nicolas Vieillescazes, Cappricci/Les Prairies ordinaires, 20€