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Brassens ou le désaccord parfait (17) chanson

Par Montaigne0860

Les amours d’antan

Brassens ou le désaccord parfait (17) chanson

C’est un murmure :

Moi mes amours d’antan…

La voix s’insinue sans prévenir, pas de musique encore, a capella nu, effleurement pourtant de notre conscience surprise par le silence qui se brise… L’humain se risque dans le son pur, c’est un parler-chanter, toujours la même note, puis, miracle, la guitare s’en vient et jamais semble-t-il plus beaux accords arpégés furent entendus : ce sont les gouttes du temps. Toutes les pluies et poussières mêlées des années qui séparent le chanteur de ces temps d’autrefois viennent au secours de la voix qui s’éveille et s’élève sur « la grisette ».

Ce murmure premier est le chant bouche fermée qui prépare l’évocation à venir du passé déclaré. Une voix entre au monde pour la première fois dirait-on, elle dit « maman » peut-être, « je t’aime » sûrement ; un avenir mélodique s’engage sur un malgré tout qui humecte légèrement le coin des yeux au souvenir des amours disparues.

On peut dire la construction impeccable de ces alexandrins reliés en 6 vers étalés sur 6 strophes, avec l’alternance de rimes masculines et féminines (aa-b-cc-b), décrire la mélodie de 12 mesures par strophe (2 fois six échos croisés), chaque note sur chaque syllabe, monotonie recherchée, variété grave des effets, tout cela est sublime de précision et de tranquille nostalgie. Tous les trois vers, 6 notes de guitare servent de pont ascendant pour enchaîner sur les vers suivants. Une septième note s’ajoute pour combler le quart de soupir qui précède chaque reprise de vers, permettant de rattacher musique et paroles, solide petite double croche non chantée qui s’agrippe aux syllabes et fait tout l’art délicat de la chanson.

Oui, on peut dire cela, on peut s’en délecter, mais au fond, ce qui compte, c’est l’étreinte légère des poumons qui nous prend, ne nous lâche pas, pressant les pariétaux à l’endroit où la mémoire se fait affective par la grâce des noms. Noms humbles de femmes (« Margot la blanche caille », « Fanchon la cousette », « Suzette », « Lisette », « Mimi », « Manon », « Suzon »), humilité du conteur – là où habituellement se déploie la vantardise du mâle – (« excusez-moi du peu »), lieux banals (« aux puces le dimanche »), tout est centré autour de la modestie, du simple, que le chanteur enjolive à l’aide d’une littérature bien plus surannée que les amours mêmes.

On pense à une reprise de la Ballade des dames du temps jadis de Villon qu’il a chantée il y a longtemps, regret d’un regret qui engendre de nouveaux regrets à l’infini, dévidant le rouet des nostalgies aux mille ramifications, dans une succession de références qui alimentent l’histoire de notre langue : l’envoi de type moyenâgeux détourné en un léger sourire conciliant(« Mon prince on a les dames du temps jadis qu’on peut »), puis les évocations de l’ancien régime (« cotillon », « morceau de roi », « marquise », « soubrette », « fleur de lys »), mais voici que l’ensemble se mélange, se bouscule doucement pour prendre sa place en un côtoiement des plus audacieux où l’antiquité a également sa part : « Nymphes », « Vénus », « Cythère », « Psyché ». C’est pour faire beau ! Ce livresque de papier glacé veut cacher la chaleur des étreintes, rien de ces confessions grasses que l’on attend communément, les clichés s’accumulent pour toucher au plus large de nos tympans fascinés. Contrairement à celles de Villon, ses femmes de jadis sont des inconnues auxquelles il confère une gloire de quelques minutes en les nommant, en leur attribuant des titres à la fois tendres et gentiment ironiques : « Nymphes de ruisseau… Vénus de barrière ».

Pour les faire revivre, il suggère Watteau au beau milieu de notre temps :

Dans un train de banlieue on partait pour Cythère

(rarissime mention d’éléments modernes que ce train de banlieue, si beau soudain) et lorsqu’il mentionne Le Moulin de la Galette, c’est Toulouse-Lautrec qui revient. La culture banale est tout entière convoquée pour donner à ces amours roturières un vernis de langage, sans oublier ce sourire qui court sous les paroles familières :

…et c’était dans la manche
… Viens donc beau militaire

Il n’est pas question de faire étalage de savoir ; il joue avec les souvenirs de papier qui hantent la mémoire de tous et animent les vrais moments vécus au temps où la libido commandait. C’est une élégie frissonnante et sophistiquée qui oblige l’auditeur à cent passages (« On n’entre pas dans mes chansons comme dans un moulin » dit-il un jour) pour en goûter tout le sel. L’amertume des amours perdues (thème terriblement usé) est compensée par l’ironie légère de cette culture stéréotypée qui vient visiter les paroles, sourire écrit, larmes poudrées, où les r roulés de façon si particulière, et le an des « antan », « content », « autant », ont des accents méridionaux qui rappellent le Sétois de Paris ; c’est ainsi que par-delà sept siècles de poésie amoureuse, Trouvères et Troubadours se retrouvent enfin.

Nommer fut toujours pour Brassens une manière de s’emparer des êtres ; donner un nom, un sur nom, c’est vaincre l’étrangeté de la présence de l’autre, c’est le faire survivre, rendre familier le menaçant, l’inconnu, le ramener au bercail du moi. Ces noms sont autant de blasons, d’effets de langage qui, au même titre que ses détournements, permettent à sa grosse patte d’ours enfant de signer de sa présence, de parapher son monde si personnel. C’est ici que sa tendresse se manifeste le plus clairement, manière pudique de tout dire en demeurant malgré tout dans la suggestion. On devine derrière les noms accumulés le corps des femmes aimées, et le nom est un vêtement imaginaire qui, une fois dit, s’envole comme les notes de la guitare, mais reste avec nous, en nous dans la mémoire :

Mimi de prime abord payait guère de mine

est un exemple magnifique de cette pratique. Il l’a abordée sans conviction, et les syllabes font la moue, la suite nous révélera un corps de « Psyché » ! L’énumération finale :

Des Manon, des Mimi, des Suzon, des muzette
Margot la blanche caille et Fanchon la cousette

secoue l’auditeur de petits sanglots étouffés, ultime ruse, comme si les sons de la langue française ainsi regroupés ramassaient la mise des mots et chantaient une dernière fois le regret attendri d’un homme qui se souvient.

La magie presque cruelle de cette chanson est tempérée par sa perfection, permettant un retrait tout en dignité. Il ne nous le fait pas tout à fait à la gorge. La fascination qu’elle exerce sur l’auditeur est due à son ton uniforme, mélodie à peine bougée qui rééquilibre l’éparpillement des références et donne une unité de camaïeu à un jeu verbal acrobatique qui est tout sauf gratuit. Au-delà de l’affectation qui nous protège, c’est curieusement le naturel extrême de la voix qui nous saisit et l’on pense alors qu’une œuvre n’est peut-être rien d’autre que cette série d’étais trop voyants sous lesquels on passe pour se retrouver en un lieu où tout est évident, clair, simple et direct.

Rarement Brassens a été aussi parfait, aussi sûr de sa voix, de son sourire, de sa distance, de ses calculs savants et de sa musique – la seconde guitare est admirable – et c’est la perfection de l’artisan qui est le gage le plus sûr de l’émotion qui ne nous lâche pas. Masochiste émotif, l’auditeur en redemande, réécoute, et la chanson prend bientôt en charge notre propre mélancolie – d’autant mieux qu’il a su la distancier – , la pression initiale sur les poumons se dénoue peu à peu, et on l’aime alors vraiment et on ne lui en veut pas de nous avoir ligoté un moment puisque c’était pour nous alléger du lourd fardeau de regrets que l’on pensait insupportables.


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