La criminologie est une science sociale. Largement explorée par les Anglosaxons, elle est gangrenée par l’idéologie en France. La politique pénale devient donc, faute d’être pensée, une politique sécuritaire, attirée comme le phalène par la démagogie de l’émotion.
Et pourtant, après 1945, les Anglosaxons et nous étions héritiers du même monde : nous avions une vision morale de l’homme et de la société fondée sur un humanisme chrétien mêlé de positivisme. L’homme était digne, perfectible, à réformer s’il chutait. Les Anglosaxons se sont aperçu, après 30 ans, de l’échec pratique des programmes de prévention et de réhabilitation fondés sur ces présupposés idéalistes. Ils ont donc cherché autre chose. Pas nous. Mais comme le monde va, nous les imitons. De façon scolaire, sans comprendre, donc crispée. Les déboires du Président face au Conseil Constitutionnel s’expliquent par là.
Délaissant les causes sociales du comportement, la pensée criminelle anglosaxonne a cherché à comprendre le passage à l’acte antisocial. Du délinquant, l’attention s’est porté sur les victimes, du traitement à la protection. Tout comportement incivique, de simple désordre, peut aboutir par effet d’impunité et sentiment de toute-puissance, à une rupture de la cohésion sociale. Il ne faut donc rien laisser passer : c’est la « tolérance zéro ». On voit qu’elle a moins une visée « répressive » qu’être un diagnostic précoce de vulnérabilité. Le passage à l’acte va révéler des failles de l’environnement social ou des déterminismes propres – en tout cas le délinquant n’est plus considéré comme « par essence » maléfique (donc enfermable à vie) mais inclus dans un rapport social. Son acte individuel est replacé dans une situation donnée de la société qu’il fréquente.Il ne s’agit donc plus, comme cela le reste pour la morale française de « redresser » le délinquant (voire de le « punir »), au nom d’un Modèle d’homme estampillé d’Etat ou de Morale - mais de sécuriser les espaces de socialisation et d’échanges : les rues, les quartiers, les villes, les transports, les écoles… Il s’agit de désamorcer les risques de la cohabitation publique – pas de renvoyer l’individu déviant à des cadres sociaux rigides de reprise en mains, qui n’existent plus. Pas de « réinsertion » (dans quoi ?) mais le respect de la liberté des autres. Nul ne doit « polluer » l’espace commun, pas plus les délinquants que les fumeurs.
Cette conception anglosaxonne peut être vue, avec les œillères habituelles au débat franchouillard, comme « libérale ». Je la vois surtout comme un dépassement de la conception autoritaire et rigide de la société (qui a régné en gros jusqu’en 1968) et comme une adaptation bien plus démocratique des pratiques de gouvernement et de justice face aux changements de société. La lutte contre la délinquance est en effet intégrée tout le temps dans les politiques d’aménagement du cadre de vie. L’ensemble des acteurs collectifs des espaces sociaux sont impliqués, et pas seulement la police. Il s’agit en premier lieu de « vivre ensemble », pas de stigmatiser les existences individuelles. La justice est alors un rouage dans un ensemble plus vaste – et pas le dernier recours quand tout le reste à échoué !
La France raisonne encore comme si le contrôle social a priori continuait de fonctionner, comme s’il y avait des segmentations sociales « naturelles » régies par des encadrements définis. C’est peut-être vrai dans les beaux quartiers ; ce n’est plus vrai des espaces de circulation qui sont devenus libres, des rues au réseau internet. Le contrôle social d’aujourd’hui, contrairement à celui d’hier, doit rester neutre vis-à-vis des modes de vie individuels. Et la surveillance est la condition du principe de liberté. Or, la France sociologique n’aime pas la liberté. Elle adore encadrer, étiqueter, contraindre. Les Anglosaxons ont choisi la gouvernance de la sécurité, les Français le redressement d’Etat du déviant. Ce pourquoi la police de proximité, inventée aux Etats-Unis et en Angleterre, a en France échoué : comment un modèle militaire, hiérarchique et centralisé pourrait-il avoir des pratiques de « poisson dans l’eau », de réactivité et d’adaptation immédiate, le tout dans la durée du renseignement et du suivi ?
D’où les entorses aux principes du droit que sont les peines de « sûreté » prônées par le Président, le recours excessif et impérial aux « expertises » psychiatriques d’Outreau, la tendance à la démagogie sécuritaire. La France veut corriger pour réinsérer – alors que les cadres sociaux où « s’insérer » n’existent plus (pas de travail à vie en usine, avec carte syndicale et contrôle du Parti, par exemple) ! Les pays anglosaxons – qui s’en sont aperçu depuis 30 ans – visent simplement à rendre les espaces neutres et surveillés pour, en cas d’échec seulement, appliquer des mesures de mise à l’écart de la société. La dérive française, c’est « le récidiviste » - le mal absolu non « réinsérable ». Mais cette notion d’individu dangereux, puisqu’elle coupée de toute analyse de la menace réelle et qu’elle fantasme « l’insertion » dans on ne sait plus guère quoi - reste soumise aux vents de l’émotion populaire, donc de la démagogie.
La justice n’est peu être pas excellente ailleurs, elle est en tout cas mieux adaptée à notre temps. Les tabous idéologiques français empêchent de penser l’évolution de notre modèle de justice. La société évolue et le pouvoir presse, mais rassurer l’opinion n’est pas ce qui compte le plus. Faute de réfléchir à un droit adapté à la société ici et maintenant (et pas à celle d’hier) – la justice française reste assise entre deux chaises : le modèle archaïque hiérarchique et autoritaire des années 50 - et la société éclatée et libertaire post-68. Modernité ou régression, il faut choisir !
Voir l’excellent article de Jean de Maillard (magistrat), ‘Les ambiguïtés de la politique de sécurité française’, revue Le Débat, n°148 janvier 2008