Ce très beau livre « Dessiner le monde, Histoires de géographie » de Caroline et Martine LAFFON est une merveille.
La lecture ne se fait pas d’une traite, le livre est pourtant compartimenté. Il fourmille tellement d’indices, de références et d’illustrations, de niveaux de lectures à décrypter que le passage d’une page à une autre peut paraitre comme une précipitation. Mieux vaut encore prendre une double page (illustration et texte) par-ci par-là. J’ai mis un temps fou pour faire ce billet, presque embrouillée par les multiples lectures proposées. Le livre passe par la notion de géographie, avec l’histoire de la discipline, de ces principaux acteurs et leur stratégie et erreurs, pour certaines volontairement conservées sur les cartes. Mais aussi il nous offre une histoire de nos perceptions : de la cosmogonie, des mythes et légendes, à un positionnement terre entourée de mers, terre et mers entourées de ciel, terre plate ou globe. Il est aussi possible d’y lire les colonisations, les chemins pour acheminer les ressources d’autres pays (route de la soie par exemple), les batailles et toutes les cartes d’espionnage. La philosophie a une part importante dans notre conception du monde. Alors entre calculs, cadrillages, mais aussi stratégies politiques, religieuses, mises en valeur d’un patrimoine, le livre nous ouvre de multiples voies en suivant les siècles, les hommes, les explorations et les découvertes ou l’histoire des outils d’arpenteur, boussoles, compas maritime, sextants, roses des vents, lunettes astronomiques.
Les interrogations face au monde sont universelles, ce livre nous montre que les réponses sont, elles, multiples, raisonnées ou fantasmées.
Un point central, un nombril : De cette mise en évidence des lieux très hauts, des montagnes, comme lieu stable et résistant aux changements. La cartographie est le tout début d’une description cosmogonique, représente aussi la position occupée par les commanditaires ou l’organisation du religieux, du politique ou du familial. Le paysage peut aussi être un corps, toutes les cultures ont aménagé un centre, un nombril du monde selon les religions… par exemple la Kaaba à La Mecque pour les islamistes.
Les premières cartes de positionnement sont aussi des cartes dessinées et sacrées. L’oralité est encore de mise dans la description des chemins à prendre, les cartes plus individuelles suivent mais sont à usage immédiat, il faudra encore attendre pour l’arrivée des plans (avec une très belle précision sur la ville de Tokyo par exemple). Les cartes permettent de s’orienter mais aussi de raconter une histoire. Selon les cultures, certaines cartes dessinées ne servent pas à refaire le chemin (en Chine par exemple, la conception de la peinture suppose de mettre en avant, en relief, les obstacles, ou les chemins et les cours d’eau de manière peu distinguables, ou un aller et une autre couleur pour le retour sans précisions.
La cartographie est comme la mémoire de nos visions du monde et chaque détail, le choix de mise en valeur, les codes culturels, les couleurs, rappellent un élément, une stratégie, une histoire, une découverte. Des mots reprennent de leur sens : la terre inconnue était appelée Antichtone et ses habitants marchant les pieds en l’air, les Antipodes. Mais l’Arctique et l’Antarctique reprennent une autre saveur aussi ainsi que l’arpenteur (par exemple au Moyen Age là ) ou le portrait (vue des villes au XVième siècle).
Par la terre, connue, et ensuite les terres approchables par la mer, les océans et les étendues d’eau et enfin le ciel. L’eau qui entourait principalement la terre connue devient aussi un élément important, les lacs, les cours d’eau. Les « grenouilles autour d’une mare », explorateurs de la mer méditerranée, ne sont plus les seuls à prendre en compte ces voies maritimes. Là aussi les codes culturels changent, la couleur de l’eau dépend de sa densité, sa clarté mais aussi peut dépendre d’une histoire qui a eu lieu à cet endroit (exemple massacre avec une eau rouge).
Ce livre est foisonnant et j’ai pris un immense plaisir à suivre cette ethnologie de la représentation géographique. Les erreurs dans les cartes d’Amérique car les Indiens aidant à leurs conceptions marquaient de la même manière les cours d’eau et les routes pour eux des voies de communication aussi praticables les unes que les autres. Mais aussi ces repères différents sur un chemin : des cornes de yack au Tibet pour marquer les points d’eau et les camps possibles, des mouvements d’eau sur les rochers en Polynésie. Ces traces de pieds pour montrer le sens unique sur les cartes d’Amérique latine.
manuscrit nahuatl
Ou ces différentes interprétations des mesures de notre environnement, du ciel par exemple : « Pour les Mongols, peuple de cavaliers, la Polaire c’est le clou d’or où sont attachés les chevaux dans le ciel. »
Les cartes, véritables invitations aux voyages, sont aussi de véritables preuves d’égoïsme, de volonté combattive… chacun veut être au centre, veut rivaliser, veut vaincre. Que ce soit en écoulant des anciennes cartes erronées mais élogieuse pour un peuple ou un géographe, astronome ; une carte fantasmée pour prouver les ressources de la terre inconnue et ce mythe de l’accueil à bras ouverts des populations autochtones ; en se représentant au centre, l’Empire du milieu, la Chine, et ses premières découvertes révélatrices ; ces villes repérées, répertoriées voire classées avec des codes culturels différents mais souvent une vision plate, neutre (sans indice ethnique ou social ou de fluidité de circulation) ; ces synthèses des activités humaines (champs par exemple) pour le compte des plus grands ; ces cartes de type judiciaire peintes pour preuve lors d’un éventuel procès pour héritage. « Il faut savoir regarder quelle fiction se joue derrière les cartes. » C’est toute une philosophie de vie qui se découvre aussi en les regardant une par une.
Merci encore à Babélio et à son opération Masse critique, ainsi qu’aux éditions SEUIL pour ce superbe ouvrage qui me demandera de multiples lectures pour découvrir toutes ces merveilles. Une autre page est ouverte là.