La belle exposition Gisèle Freund, l'Œil frontière, Paris 1933-1940, se poursuit jusqu'au 29 janvier à la Fondation PierreBergé – Yves Saint Laurent, en partenariat avec le Fonds Mémoirede la création contemporaine (Fonds MCC) et l’Institut Mémoiresde l’édition contemporaine (IMEC). La dernière rétrospectiveconsacrée à la photographe remontait à 1991 au Centre Pompidou.
Mais fin 1980, la Galerie Canon, àGenève, exposait une trentaine de photographies de Gisèle Freund.Isabelle Martin l'avait alors rencontrée et recueillait quelquesanecdotes assez drôles, sur le portail de Michaux, le portrait de Valéry après celui d'une pissotière, ou encore sur lapose non posée de Gide... L'occasion aussi d'entendre la voix deGisèle Freund...
Rencontre avec Gisèle FREUND,photographe :« Il faut aimer les visages »
SES portraits d'écrivains, d'artistesaussi, sont célèbres. Pourtant, Gisèle Freund se considère avanttout comme une photojournaliste. non comme une portraitiste. Sa vieprofessionnelle, ce sont ses reportages : en France (où elle s'estfixée dès 1933, fuyant le nazisme), en Amérique latine et plusparticulièrement au Mexique où elle a vécu deux ans, enAngleterre, aux Etats-Unis, au Japon, etc. Les portraits, eux, ontété faits « pour son plaisir ». Plaisir qu'on peutpartager en se rendant jusqu'au 2 décembre, à la galerie Canon, àGenève, qui expose une trentaine de ces portraits.Quand on lui demande comment etpourquoi l'idée lui est venue de faire ces portraits, Gisèle Freundrépond qu'elle a dès sa jeunesse manifesté un très vif intérêtpour la littérature, au point de vouloir écrire elle-même. AParis, où elle poursuit à la Bibliothèque nationale les recherchesnécessaires à sa thèse sur l'histoire de la photographie en Franceau XIXe siècle (commencée à l'Université de Francfort et soutenueen Sorbonne en 1936), elle se lance dans le photoreportage pourgagner sa vie : « Avec trois reportages par mois, dit-elle, jepouvais me payer mes études. » Elle fait la connaissanced'Adrienne Monnier, dont la petite librairie et bibliothèque de prêtau No 7 de la rue de l'Odéon (en face de Shakespeare and Co, autrelibrairie-bibliothèque-maison d'édition, tenue par Sylvia Beach,qui avait édité l'Ulysse de Joyce en 1922), est un lieu derencontre pour les écrivains. Adrienne Monnier se prend pour elled'une affection maternelle, alors qu'au même moment, Jean Paulhan,directeur de la NRF et éminence grise des lettres, lui voue uneamitié paternelle. Grâce à eux, elle rencontre Valéry, Gide,Michaux et tous les écrivains que Paulhan recevait chaque mercredi.Elle commence à faire des portraits,d'abord en noir-blanc, puis dès 1938, en couleurs. « Mes troispremières photos en couleurs, écrit-elle dans Mémoires del'œil(1), furent la vitrine d'un coiffeur, les feux au coind'une rue, et une pissotière; les deux suivantes, les visages dePaul Valéry et d'Adrienne Monnier. Mais, dit-elle, « monpremier portrait d'écrivain a été celui de Malraux, en 1935; c'estaussi ma première et ma dernière commande (Joyce mis à part) dansce genre. Il est venu chez moi -j'habitais alors un petit logementavec une grande terrasse – et j'ai fait de lui ce portrait« cheveux aux vent » devenu célèbre, qu'il aimaittant. »Gisèle Freund se veut une photographe« réaliste ». Elle ne travaille pas en atelier, mais serend chez ses modèles, et ne retouche jamais les photographiesqu'elle prend avec son petit Leica (un cadeau de son père pour sonbac), sans flash ni objectif déformant : « Le 35 mm. j'en aihorreur, cela déforme tout. » L'essentiel dans un portrait,c'est de « faire ressortir le meilleur du modèle. Il fautaimer les visages. »Comment se passe une séance ? Une foissur place, répond Gisèle Freund, je dis à mon « modèle »de faire comme si je n'existais pas. Nous parlons de lui, de sesprojets. C'est ainsi, au cours d'une discussion amicale, que j'aipris ce gros plan d'Ivan Illitch, que je considère, parmi mesdernières photographies, comme une des meilleures. Mais je nedemande jamais à un écrivain de poser. La « pose »qu'il peut y avoir dans le portrait de Gide surmonté du masquemortuaire de Leopardi est donc naturelle... « Pourquoi, ai-jeun jour demandé à Marcel Duchamp, les écrivains sont-ils sidifficiles a photographier ? ». Il m'a répondu que cela étaitdû au fait que les écrivains veulent toujours poser, mais qu'aucontraire des peintres, ils ne savent pas poser.Le premier public d'une photographie,c'est le sujet lui-même. Or, les réactions de ses modèles, sur lemoment, ont toujours été négatives : « Je me souviens d'unesoirée chez Adrienne Monnier, à laquelle assistaient notammentValéry et Breton, où furent projetés sur un drap quelques-uns demes portraits. Tous les écrivains présents étaient atterrés ! Ilfaut dire que la mode était alors au « pictorialisme »,à la photo retouchée, où l'on ne voyait pas, comme dans lesmiennes, tous les détails de la peau. Cependant, avec le temps, tousles écrivains dont j'ai fait le portrait sont revenus sur leurpremier jugement. D'ailleurs, j'ai toujours montré mes photographiesaux écrivains et je ne les ai jamais publiées sans leur accordpuisqu'ils étaient aussi, souvent, mes amis. Seule exception : jen'ai pas osé montrer à Claudel le portrait que j'avais fait de lui,à cause de Mauriac qui, l'ayant vu. avait dit : « Comme il al'air méchant ! Cet homme ne peut parler qu'à Dieu. » Vingtans plus tard, Claudel a vu enfin son portrait, qui lui a plut ! »A propos de Michaux, qui déteste les photographes et qu'elle est laseule avec Brassai à avoir pu approcher, Gisèle Freund racontecette anecdote : Michaux sort de chez lui (il habite une maison avecun beau portail du XVIIe siècle) accompagné de Kerouac, lorsqu'ilvoit une dame munie d'un appareil photo qui s'avance vers lui... etle prie, à son grand soulagement, de bien vouloir s'écarter :c'était le portail qu'elle voulait photographier ! vi Y a-t-il desécrivains célèbres dont Gisèle Freund n'a pas voulu faire leportrait ? « Céline, Jouhandeau. Ezra Pound : j'ai dit non. »Et d'autres dont elle aurait voulu faire le portrait ? Ah oui. Camus,un ami, ou Roland Barthes, ou encore Saint-Exupéry.Et il y a aussi des portraits perdus,pendant la guerre. Pourtant sous l'Occupation, Gide, Valéry etClaudel épinglés au mur de sa chambre dans le Lot lui ont permisd'obtenir plus facilement un visa pour se rendre en Amérique latine: le gendarme dépêché chez elle considéra avec respect l'auteurdes portraits de ces célébrités. « Ça,.c'est la France ! »,commente Gisèle Freund.
Propos recueillis par Isabelle MARTIN
(1) Mémoires de l'œil,album illustré, a paru au Seuil, comme Photographie etSociété, dont le premierchapitre s'inspire de la thèse de Gisèle Freund (Coll. Points).Parmi les autres livres encore disponible : Le monde et macaméra (Denoël-Gonthier).
L'article paru dans le Journal de Genève du 22 novembre 1980illustré d'un portrait d'Henri Michaux (cliquer pour agrandir)