Le Vieux Léon
Écrite en 1958, cette chanson est un texte sur la disparition et l’oubli.
Y’a tout à l’heure
Quinze ans d’malheur
Le vieux Léon est mort ; il est pourtant toujours dans la mémoire de ceux qui l’ont connu ; c’est une résurrection qui fait entendre non pas les sons de l’instrument, mais leur souvenir. Qui se rappelle de cet obscur et modeste virtuose de quartier? Brassens en fait une sorte de Pauvre Martin de la musique, oublié, méprisé de son vivant, même par celui qui le chante :
De n’avoir pas
Su faire cas
De ton biniou.
Le malheur, la misère du musicien est insondable : il joue pour divertir, c’est lui qui fait danser, sans lui les couples ne se formeraient pas et il est l’incarnation de la joie ; pourtant personne ne le regarde, chacun étant trop occupé à fixer l’autre dans les yeux ; trônant sur la scène, à distance, il se réjouit du bonheur des autres sans y avoir sa part. Entre le corps de l’aimée et l’accordéon il n’a pas le choix. Il est condamné à jouer en toute solitude, sans autre forme de reconnaissance que cette joie intime qu’il distribue avec prodigalité, en virtuose esseulé. Et le voilà démodé…
Il représente cette musique populaire supplantée par le jazz :Le Vieux Léon devient la représentation personnifiée de l’instrument qui peu à peu se démode. À n’en pas douter, Brassens évoque le Paris de 1944-1945 : il prend la peine de préciser : « Y’a tout à l’heure/ Quinze ans d’malheur » et « Quinze ans bientôt », ce qui nous ramène à l’époque où l’accordéon est le symbole de la Libération, avec bals populaires, fêtes, optimisme. C’est l’anti-clairon par excellence.
Il chante une valse sur des vers de quatre syllabes. Le quatre donne à l’ensemble un équilibre que le trois de la valse fait frémir. Le trois temps est le rythme doux et vulgaire de la vie dont les nouvelles générations se moquent, tout en en conservant la nostalgie. Ainsi l’enterrement :
En rigolant
Pour faire semblant
De n’pas pleurer
Il faut enrouler les corps, embobiner les rêveurs dans un chant qui reprend les vieilles mélopées dansantes des temps de la ferveur pour cet instrument. On voit se soulever la poussière du temps où les couples se formaient avec cette conviction naïve des amoureux qui croient à l’éternité de leur sentiment sous les lampions du Paris libéré. À chaque pas, le corps reste en l’air, les deux temps faibles sont très appuyés pour dire l’espoir qui dansait au bal des humbles.
Le Vieux Léon est le nom emblématique de ces sons clinquants qui dorment dans notre mémoire, pas dansés un soir dans la java des sans-destin et qui ressuscite trois minutes pour le plaisir. Au lieu d’évoquer comme Gainsbourg sur le même sujet le « piano à bretelles », les « boutons de nacre », Brassens nomme le musicien et suggère par la seule grâce des vers l’atmosphère liée aux sons de l’accordéon. Le tour de force consiste à faire entendre par la seule guitare (cordes pincées)les accents si différents de cet instrument à vent tellement volubile : d’où le rythme rapide des cascades de vers aux rimes proches. Dans la suite déroulée des quatre syllabes, on perçoit l’asthme grinçant de l’instrument ; à chaque vers, la voix reste un moment sur la rime pour reprendre son souffle, mimant le vide qui se glisse entre chaque tiré-poussé de l’accordéon. Au lieu d’être une contrainte, les rimes, presque exclusivement masculines, multipliées par la brièveté des vers (96 au total!) sont le vrai moteur de la mélodie ; c’est un système de rimes rengaines à l’intérieur de couplets rapidement enchaînés ; le rime en « éon » joue un rôle majeur de refrain, avec ses mots obligés et attendus : « Panthéon », « accordéon », et « Vieux Léon ».
Bien sûr, cette musique est démodée, mais tout l’effort du chanteur est de combler ce dérisoire du temps passé par un enchantement, afin de montrer que les notes ne sont jamais oubliées. Il semble que cette œuvre de piété, toute en mémoire volontaire, appuyée par des effets de langage très ouvragés : « parti des myosotis », « amicale des feux follets », soit en fait une projection vers le futur de ce qu’il souhaite que nous pensions de lui, Brassens, quinze ans après sa mort.
Or, nous y voilà, et on peut même dire que – depuis la mort de Brassens – les quinze ans se sont fait la paire.
La mode menace cruellement la chanson, plus que toute autre production. Le plaisir que l’on éprouve à entendre une chanson est lié à cet éphémère de l’objet ainsi créé. Le Vieux Léon apparaît comme une leçon indirecte de survie : notes et paroles sont volatiles, les modes se poussent et le ridicule guette, cependant le travail approfondi de Brassens et son feuilleté de suggestions – chanson sur la chanson – semblent prouver le contraire : la chanson reste.
C’est que la ronde valse entoure la figure du chanteur comme une photo de Doisneau, dans un cadre rigide mais souple à l’intérieur, espace limité et parfait pourtant qui pleure en sauvant ce qui ne peut être sauvé, et qui l’est malgré tout, grâce à cette distance-solidarité des musiciens qui se passent le flambeau des notes et des mots, feux follets errant dans la mémoire des vivants.
On entend comme une sorte de confiance envers la nostalgie qui prépare le futur du souvenir du chanteur. La peur du temps à venir, de l’oubli, à cause du différent qui chasse les modes, est contrée par la fidélité de la mémoire que la musique relance sans jamais se décourager. Le monde de la chanson envoie des messages qui se passent de lèvres en lèvres, de générations en générations, musique inconsciente, paroles reprises, prolongements au-delà de la vie, photos jaunies mais fidèles, à peine tremblées, que l’on se montre à la veillée pour renouer avec l’ancien et qui permettent de se rassurer sur son fragile statut de maillon d’une chaîne que l’on voudrait solide.