La récente cure de sevrage médiatique de notre Président avait fini par nous le faire oublier : la France est un pays minable, archaïque, haïssable ; un pays peuplé de fraudeurs, de tire-au-flanc, de voleurs et de crevards qu’il est urgent de remettre au pas.
Heureusement pour notre santé mentale et l’estime que nous nous portons à nous-mêmes, la campagne présidentielle qui démarre est là pour nous rafraîchir la mémoire et nous rappeler combien la vie en France est une lutte contre les ennemis de l’intérieur, les pillards et les profiteurs de tout poil. Détrompez-vous, il ne s’agit pas des bons (comprenez « riches ») citoyens qui se débrouillent pour frauder le fisc, mais des vrais nuisibles, des vampires, des bandits de grand chemin qui, en hordes innombrables, escroquent la collectivité en tombant malades par désir de ne rien foutre ou, plus pervers encore, s’acharnent à perdre volontairement leur emploi pour des raisons à peu près similaires.
Tout est prêt pour les opérations et les UMPistes se tiennent bien en rang pour défiler dans le poste en récitant leur leçon. Xavier Bertrand agite ses bajoues en essayant d’avoir l’air convaincu, les autres ânonent leurs éléments de langage et leurs fiches apprises avec peine : « La France est malade de ses arrêts maladie » (montrez-moi la facture du communicant qu’on a payé pour trouver ce slogan), « Il faut rendre à la collectivité ce qu’elle vous donne », etc.
Ainsi, les malades – salauds ! paresseux ! fumiers ! – perdront un jour de salaire de plus, bien fait pour eux. Et la répression des tire-au-flanc sera intensifiée. Un esprit pointilleux pourrait juger malheureuse cette double annonce – mesure générale de prédation sociale pudiquement dite « d’austérité » d’une part, attaque contre les fraudeurs d’autre part – en soulignant qu’elle met un tantinet tout le monde dans le même panier et instille le soupçon, mais non, voyons voyons, il n’y a aucun problème, c’est exactement ce que l’on cherche à faire, et les Français applaudissent.
C’est que, ma bonne dame, le malade ne mérite pas d’être soutenu, les temps sont durs, il faut être réaliste: on ne peut pas à la fois protéger notre beau système fiscal français, le plus favorable aux riches dans toute l’Europe, et préserver le peu qui nous reste de solidarité nationale. Un gouvernement responsable doit choisir et afficher ses priorités que diable !
Électeur galvanisé par cette chasse aux sorcières et électrisé par le confort psychique du mépris d’autrui – qui, ouf, est enfin remis au goût du jour après de trop longs mois d’oubli –, tu ne viendras pas pleurer quand, une fois ton champion réélu pour cinq nouvelles années de bestialisation du pays, tu t’apercevras que la loi ne s’applique pas qu’aux sous-hommes que tu méprises conformément à la doxa UMPiste (les paresseux, les gitans, les manouches, les bronzés qui se lèvent tard, les autres en somme) mais à toi aussi, pauvre abruti, parce que tu as chopé la grippe, qu’elle est mauvaise cette année et que tu en as pour 7 jours au tapis. On se rend compte un jour ou l’autre qu’on est toujours le tire-au-flanc de quelqu’un.
Venons en maintenant aux pervers : ceux qui font exprès de perdre leur boulot pour jouir de la rente que leur procure le RSA tout en mattant confortablement la télé alors que d’autres se crèvent la vie à trimer. Salauds ! Paresseux ! Fumiers ! On va vous mettre au boulot : plus un centime sans sueur en échange, on va vous les faire transpirer ces sangsues. On va leur « ramener » leur « dignité » à ces hommes qui n’en sont plus. Finis les mendiants qui « tendent la main », on va voir ce qu’on va voir. Les retraités sarkozystes en bavent de plaisir derrière leur poste. « Ils » feront moins les fiers après ça. « Ils » seront moins arrogants à la caisse du supermarché. « Ils » auront fini de s’engraisser sur notre travail.
Au boulot donc. Ah ? Mais quel boulot ? Il paraît que ce n’est pas si facile d’en trouver, que le chômage a encore augmenté grâce à l’extraordinaire capacité à gouverner de nos dirigeants. On va trouver 7 heures de travail par semaine pour 1,8 millions de foyers bénéficiaires du RSA ? Disons – pour faire simple en considérant qu’il y a un paresseux par foyer – 12,6 millions d’heures de travail par tranche de sept jours ? Soit, si mes calculs sont bons, l’équivalent de 36 000 emplois à temps plein ? Formidable : Nicolas Sarkozy a trouvé le moyen de fabriquer du boulot. Dire qu’il le promettait lors de la dernière présidentielle et qu’il lui aura fallu 5 ans de mandat pour y parvenir… Mais comment a-t-il réussi ?
C’est tout simple. Il a fait éclore deux idées formidables que 20 ans de stages non rémunérés ont lentement fait germer :
1. il n’est pas nécessaire de payer véritablement quelqu’un pour le faire travailler et
2. tout un pan de l’économie peut fonctionner sans employer qui que ce soit.
Aux jeunes « qui doivent acquérir de l’expérience » payés des fifrelins, on va désormais pouvoir ajouter des chômeurs longue durée bossant pour pas un rond mais pour retrouver leur dignité. Bizarre : travailler sans salaire, il fut un temps où cela s’appelait « esclavage » et, quelle que soit la manière dont on aborde la chose, l’esclavage a rarement contribué à valoriser le travail.
Mais bon, qu’importe, le programme est en place, il ne reste plus aux chefs d’entreprise qu’à se mobiliser : identifiez les postes qui vous coûtent trop cher, virez les crétins qui les occupent, embauchez trois stagiaires gratos, et faites bosser pour rien, 7 heures par semaines, les dits crétins que vous venez de limoger : faute de récupérer le salaire dont vous les avez privés, vous leur rendrez leur « dignité », c’est déjà ça.
Retour aux fondamentaux donc : un bel avant-goût de ce que sera la France d’après la France d’après si on lui donne une chance de se réaliser…