Pour certains égarés, la France serait une dictature libérale. On peut en rire.
Par Léopold Saroyan
Aujourd’hui, imaginons qu’il vienne à l’idée d’un collectif de clowns d’adresser une lettre ouverte à des personnalités qu’ils qualifient sans rire de libérales, dont voici la liste : Jean-Michel Aphatie, Jacques Attali, Christophe Barbier, Éric Brunet, Yves Calvi, Monique Canto-Sperber, Jean-François Copé, Arnaud Dassier, Sophie De Menthon, Michel Godet, Éric Le Boucher, Alain Madelin, Alain Minc, Hervé Novelli, Catherine Ney, Laurence Parisot, Jean Quatremer, Pascal Salin, Hugues Serraf, Guy Sorman, Jean-Marc Sylvestre, Pierre-André Taguieff, Yves Thréard, Agnès Verdier-Molinié, Laurent Wauquiez.
Supposons que cette lettre évoque, au milieu d’un nuage de tournures un peu maladroites, deux points :
- Ces éditorialistes et hommes politiques libéraux trustent toutes les places dans les media, sont par conséquent très visibles des français, et diffusent depuis 30 ans une idéologie néo-libérale afin de préparer le terrain à la déréglementation, la privatisation, etc.
- L’échec des politiques qu’ils défendent depuis 30 ans est dû à un excès de (néo-)libéralisme, ils doivent donc reconnaître leurs erreurs et demander pardon au peuple français. Parmi les anomalies dues aux libéralisme, l’existence d’une caste de grands patrons siégeant dans des conseils d’administration de grandes entreprises et touchant des salaires mirobolants.
On notera en premier lieu que cette manie de faire des listes de personnalités se retrouve en général chez les tenants d’un totalitarisme qui ne dit pas son nom (socialisme, nazisme, fascisme, etc.).
Ces personnalités sont sommées de faire leur auto-critique (à la mode maoïste, « ou sinon … ») et sont au passage averties qu’elles sont présentes sur une liste. Qu’adviendra-t-il d’eux lorsque les apprentis gauchistes, dans le sillage des Occupy Wall Street (mouvement dont on sait que son discours est erroné et dont le comportement de beaucoup de ses membres relève de la délinquance) et autres Zindignés arriveront aux manettes du pouvoir ? Probablement un billet gratuit pour visiter une résidence fermée destinée à réunir, à concentrer et à « reformater » tous ces fichus dissidents.
Mais sur le fond les deux affirmations ci-dessus sont-elles vraies? Y a-t-il une caste d’éditocrates libéraux ? Sommes-nous dans une (évidemment terrible) dictature libérale ?
Ces éditocrates sont-ils des libéraux ?
Dans cette liste, il y a effectivement des libéraux à un degré ou à un autre, pouvant aller de nanométrique à classique : Éric Brunet, Sophie De Menthon, Michel Godet, Éric Le Boucher, Alain Madelin, Hervé Novelli, Pascal Salin, Hugues Serraf, Guy Sorman, Yves Thréard, Agnès Verdier-Molinié.
En revanche, la plupart des autres personnalités sont très loin de l’être : Jean-Michel Aphatie, Jacques Attali, Christophe Barbier, Yves Calvi, Monique Canto-Sperber, Jean-François Copé (chef du parti de Droite Socialiste UMP), Arnaud Dassier, Alain Minc (partisan de toutes les réglementations), Catherine Ney (conservatrice du Figaro), Laurence Parisot, Jean Quatremer, Jean-Marc Sylvestre, Pierre-André Taguieff, Laurent Wauquiez (membre de l’aile sociale du parti de droite social-démocrate UMP).
La plupart d’entre eux, par ailleurs, revendiquent un anti-libéralisme assumé.
Mais considérons la liste des libéraux homéopathiques, libéraux à moitié et libéraux classiques (aucun néo ne s’y trouve, au passage) : sont-ils si visibles que cela ? Une enquête fouillée du media Enquête & Débat sur l’exposition médiatique de ces éditorialistes donne un résultat édifiant.
La réalité est exactement l’inverse de celle relatée par notre groupuscule de maoïstes en herbe : les véritables squatteurs des media sont tous des anti-libéraux farouches et revendiqués !
On retrouve ainsi la fine fleur de l’establishment intellectuel et journalistique français : Eric Naulleau, Eric Zemmour, Olivier Duhamel, Nicolas Domenach, Laurent Joffrin, Edwy Plenel, Guy Birenbaum, etc.
Aucune trace, aucune micro-particule de libéralisme, aucun parfum vague de libéraux assumé et revendiqué dans cette liste ; pas de Éric Brunet, Alain Madelin, Guy Sorman, et autres.
La seconde erreur est encore pire que la première : il faudrait être un fieffé menteur pour affirmer que les media donnent la part belle aux libéraux. Comme notre gentil groupuscule se réclame ouvertement de gauche, on ne peut imaginer une seconde qu’un tel mensonge ne titille pas la fibre humaniste et l’honnêteté irréprochable qui les anime.
Donc non, il n’existe pas une nomenklatura médiatique libérale mais bien étatiste et socialiste.
Les grands patrons sont-ils des libéraux ?
On entend souvent dans les médias français, majoritairement socialistes et étatistes comme on vient de le voir, que le patron du CAC40 est un ultra-libéral, demandant la fin de toutes les règlementations dans tout domaine, demandant à l’État de se désengager de tout.
Ici, on peut pouffer.
D’abord, la plupart des dirigeants du CAC40 doivent leur nomination à l’État, à un gouvernement socialiste de droite ou de gauche. Un article publié il y a quelques mois par Contrepoints mettait en évidence un fait indiscutable : parmi les 15 patrons les mieux payés du CAC40 (en avril 2011) 11 avaient été nommés par un gouvernement social-démocrate de gauche ou de droite.
On peut tout conclure à partir de cette constatation, sauf que les patrons cherchent à ce que l’État se désengage : il fait mieux que cela, il les nomme !
C’est ce que l’on appelle la collusion du Big Business et du Big Government : on pourrait par exemple imaginer — soyons fous ! — que trois opérateurs de téléphonie mobile font le siège de l’État pour interdire, autant qu’ils le peuvent, l’arrivée d’un quatrième ou d’un cinquième compétiteur; ou encore que les grandes surfaces fassent du lobbying pour rendre la réglementation d’implantation de nouveaux magasins tellement lourde qu’aucun concurrent nouveau ne pourra s’installer.
On peut multiplier les exemples à foison : au final, c’est le contribuable, le consommateur, qui y perd, sous les applaudissements des socialistes de droite et de gauche.
Ensuite, on pourra se gausser de la gentille naïveté qui consiste à affirmer que le Big Business ne s’appuie pas sur le Big Governement et cherche à le faire disparaître.
Une analyse fine du Palmarès de Forbes démontre qu’un nombre très important de très grandes entreprises doivent leur fortune à des interventions, réglementations ou passe-droit étatiques.
Tout le contraire d’une économie libre et ouverte : les grands pays comme la France vivent pour l’essentiel dans un régime économique de type néo-socialiste. Tout ce libéralisme, partout, affiché comme ça, ça fout un peu les jetons, non ?
La France, une dictature libérale ?
Dans cette enfilade d’affirmations ridicules, c’est probablement celle qui décroche la queue du Mickey, le tour gratuit et les applaudissements des parents émerveillés.
Faisons le décompte des emplois publics avec l’INSEE :
Plus de 8 sur 26 millions d’emplois sont directement employés par l’État, soit près du tiers du total. Sur les 18 millions apparemment non-employés par l’État, on a la surprise de découvrir que :
- 791 000 personnes travaillent dans 1217 sociétés contrôlées majoritairement par l’État (il s’agit de La Poste et de ses filiales, des sociétés comme EDF, etc.),
- des dizaines de milliers d’autres sont employées dans les innombrables entreprises que l’État possède en part minoritaire via la Caisse des Dépôts (comme Aéroport de Paris, Air France, EADS, Safran, Areva, Renault, France Telecom, Thales etc.), ainsi que dans les entreprises dans lesquelles le Fonds Stratégique d’Investissement (structure publique de financement créée par Nicolas Sarkozy) a investi ces dernières années.
Au prorata de sa participation dans chacune de ces entreprises, c’est encore ici des centaines de milliers de postes sous la tutelle de l’État, nous rapprochant de la barre des 10 millions d’employés d’État ou assimilés (10 millions sur 26).
De même, nous ne parlons que des 26 millions d’actifs, mais pour bien évaluer l’étendue de l’emprise de l’État sur la société française il faudrait s’intéresser aux millions de bénéficiaires de subsides d’État, dépendant donc également directement de l’État. C’est ainsi que l’on atteint (et c’est un record mondial si l’on exclut pudiquement les dictatures… officiellement communistes) entre 52 et 54% du PIB français, soit des centaines de milliards qui passent d’une manière ou d’une autre par les nombreuses mains de l’État (en 2010, les dépenses publiques dans la zone euro ont représenté 50,9% du PIB).
Il faudrait véritablement être un clown pour affirmer que ces chiffres permettent de conclure que la France vit dans un régime libéral, avec un Président de la République considéré comme ultra-libéral dans les milieux paléo-socialistes, alors qu’il ne s’agit que d’un socialiste de droite. En termes de libertés économiques, la France est depuis longtemps la lanterne rouge de l’Europe, classée 64ème sur 179, loin derrière ses partenaires de l’UE.
Et évidemment, pour ne pas oublier l’éléphant dans le salon, on notera que la dette publique, provoquée directement par les décisions des hommes politiques, n’a pas cessé d’augmenter depuis plus de 30 ans : aucun exercice budgétaire en équilibre sur plusieurs décennies d’affilée, une dette qui se creuse de 500 milliards d’euros (!) en quelques années, qui dépasse maintenant 1600 milliards d’euros, comment prétendre, sans passer pour un inculte monomaniaque déconnecté de la réalité, que tout ceci est du libéralisme alors que c’en est l’antithèse flagrante ?
Pour finir, voici quelques chiffres qui démontrent l’accroissement pachydermique de la taille et de l’aire d’action de l’État, soit le contraire de ce que préconisent les libéraux : en France, la longueur moyenne du Journal officiel est ainsi passée de 15 000 pages par an dans les années 1980 à 23 000 pages annuelles ces dernières années, tandis que le Recueil des Lois de l’Assemblée Nationale passait de 433 pages en 1973 à 2 400 pages en 2003 et 3 721 pages en 2004 (voir Wikipedia ou Politique.net).
Des lois et décrets qui s’empilent, rendant de plus en plus complexe le devoir de tout citoyen selon lequel « nul n’est censé ignorer la loi » et le travail de tous les acteurs de la société (entreprises, associations, etc.), voilà un libéralisme qui fleure bon la bureaucratie soviétique…
Les économistes estiment que ce poids législatif et réglementaire coûte chaque année 3 à 4 points de PIB (voir le Cri du Contribuable). Comment peut-on affirmer qu’un pays vivant une telle inflation législative et réglementaire puisse être qualifié de libéral ?
Le libéralisme, le grand absent qui a toujours tort
Il est toujours étonnant de constater que beaucoup de commentateurs, blogueurs, éditorialistes, journalistes, font porter au libéralisme des fardeaux exclusivement dus au trop-plein d’État.
Par exemple et pour parler de l’actualité du moment, dans le monde économique, le secteur le plus réglementé qui soit est celui de la finance, et au sein de la finance, le secteur bancaire est de loin le plus réglementé. Il est actuellement en crise.
Que conclut l’éditocratie paléo-socialiste ?
Que la banque est en crise parce que… il n’y a pas assez de réglementation, pardi !
Comprenne qui pourra. Pourtant de nombreux auteurs ont démontré la nocivité de l’excès de réglementation dans le domaine bancaire et financier.
La question doit alors se poser : pourquoi, alors même que le libéralisme n’existe pratiquement pas en France, de nombreux commentateurs s’en prennent souvent à cette doctrine pour l’accuser des pires maux ?
Le sociologue Raymond Boudon y répond dans l’un de ses ouvrages, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme (voir résumé sur Contrepoints) dont voici un extrait :
On sait que les réussites économiques de l’Irlande, de l’Espagne, de la Corée du Sud ou de la Chine, que le fait que ces pays aient considérablement réduit leur taux de chômage et augmenté leur niveau de vie sont dus à ce qu’ils ont appliqué une politique économique libérale. On sait à quoi ont mené les politiques de lutte contre le crime trop exclusivement orientées vers la prévention.
Du côté des intellectuels, on observe une érosion des schémas de pensée inspirés par la vision illibérale de l’homme, de la société et de l’État. Le marxisme, le behaviorisme, le structuralisme et tous les mouvements d’idées qui ont occupé le devant de la scène notamment dans les dernières décennies du XXe siècles ne sont plus au mieux de leur forme. Mais il faudra sans doute attendre une génération — et peut-être deux — pour que ces idées illibérales cessent d’imprégner le monde intellectuel, notamment parce que les penseurs illibéraux d’hier, s’ils n’ont pas de successeurs, ont des fidèles aujourd’hui installés en nombre dans les universités, les organes de presse, le monde syndical et le monde politique.
Les élites sont toujours en retard sur le peuple : alors qu’un nombre grandissant de Français comprend que le temps de la dépense publique est révolu, une éditocratie paléo-socialiste repliée sur elle-même voue les loup-garous, les vampires, et les libéraux aux gémonies, alors que c’est l’application de leurs idéologies étatistes qui a conduit les peuples européens au bord du précipice.
Pas étonnant qu’ensuite, en bons suiveurs naïfs, quelques coteries d’amusants écrivassiers reprennent les mantras éculés de ces éditorialistes épuisés…