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Les mots du moment

Publié le 29 février 2008 par Mgallot

Les mots présentent cette particularité de s'affaiblir à mesure qu'on les emploie et de s'user comme les paires de chaussettes ou les savonnettes. Ce qui peut être au départ une fort belle métaphore - et fort parlante - peut ainsi se retrouver à exprimer la plus consternante banalité.

Peu à peu sorties de la bouche des journalistes (quoique, pas totalement), ces expressions, qui ont été un moment très justes et particulièrement bien trouvées, continuent à vivre longtemps dans celles des citoyens lorsqu'ils s'expriment sur des sujets de société (ce qui est par certains aspects semblable en sociologie au chemin parcouru par des comportements empruntés par les classes moyennes aux classes supérieures alors même que celles-ci les abandonnent). Quand on écoute les auditeurs s'exprimer à la radio, ou qu'on lit les propos des internautes sur les blogs et forums, ce phénomène est particulièrement flagrant - et parfois agaçant, car les mots fournissent aussi un prêt-à-penser dont on aimerait se passer.

Quelques exemples que j'ai relevés (mais la liste est loin d'être exhaustive, je laisse à mes lecteurs attentifs et sagaces le soin de compléter en commentaire):

- On assiste régulièrement à des "lynchages" médiatiques.

- Quand on cherche à tisser des liens, on  est tout de suite taxé de "faire des amalgames".

- Les usagers, lorsqu'ils pâtissent d'une grève et subissent ainsi la volonté d'autres personnes, deviennent ces célébrissimes "pris en otage" dont raffole TF1.

- Si on a le malheur d'exprimer une opinion à teneur politique et un tant soit peu abstraite et théorique, on fait de la "politique politicienne" (j'aime beaucoup ce pléonasme, mais il est retombé comme un soufflé à force que tout le monde s'en soit servi à propos de tout et n'importe quoi, y compris totalement hors contexte, car le sens initial de l'expression est plutôt: un politique qui cherche à tout prix à garder le pouvoir et se comporte en stratège à cette fin - c'est-à-dire que la méthode et la forme l'emportent sur le contenu et le fond).

- Notre société est "gangrenée", par quoi d'ailleurs? Un peu ce qu'on veut: le chômage, l'argent, la violence, le fanatisme, etc.

Le travail des écrivains va justement consister à sortir le langage de ces ornières pour retrouver l'expression que l'on entendra à nouveau dans la plénitude de son sens (ce que les théoriciens de la littérature appellent "remotiver" le langage). C'est ainsi qu'Antoine Choplin écrit dans La manifestation que son personnage, Monsieur Bobbie, est "embarassé par l'embarras du choix" (et c'est vrai que dans "l'embarras du choix", on a complètement perdu de vue l'embarras, donnant l'impression que c'est une chance, tout ce choix).

Ne pas laisser les mots et la pensée se figer, voilà une très noble tâche que celle de la littérature et des écrivains. Et contrairement à ce qu'on pourrait conclure un peu vite, il ne s'agit nullement de "faire de l'original à tout prix", juste pour se distinguer, ce qui serait une perversion sans intérêt du travail de l'écrivain, mais d'une quête autrement plus essentielle - et ô combien difficile!


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