En 1947, pour célébrer les cinquanteans des Nourritures terrestres, Marc Bernard vient enregistrerGide au Vaneau. L'écrivain et critique connait Gide depuis 1928, etdéjà en 1938 il l'avait interrogé au micro de ce qui s'appelaitalors la Radiodiffusion Nationale (R.N.) pour « Le quartd'heure de la Nouvelle Revue Française ». L'entretien portaitsur ses souvenirs sur Eugène Dabit. Marc Bernard, Roger Grenier, Jean Duchéet Yvan Audouard ont créé en septembre 1947 l'émission de critiquelittéraire Lu et approuvé. Elle prendra ensuite différentstitres : Magazine littéraire (1948), Lu et approuvé(1949-1950), La vie des lettres (1951-1963), Belles lettres(1952-1963), la Tribune des critiques (1963-1965). D'après Stéphane Bonnefoi, quitravaille à une biographie de Marc Bernard, Gide, Bernard et MarcAllégret auraient travaillé ensemble en 1948 autour d'un projet descénario. En 1952 pour le Journal de Genève, Marc Bernard sesouvenait de la séance d'enregistrement qu'il date donc de 1947...
GIDE AU MICRO
POUR le cinquantième anniversaire desNourritures terrestres, j'avais demandé à André Gide delire pour l'émission « La Vie des Lettres » quelquespassages de ce livre.Notre camion d'enregistrement s'arrêtadevant l'immeuble de la rue Vaneau et, tandis que les techniciensdéroulaient leur fil, je montai chez Gide.C'est lui qui vint m'ouvrir. Il portaitun vêtement d'intérieur de laine brune, ample et confortable, unfoulard rouge, et ses yeux noirs pétillaient de vie sous leslunettes. Je le connaissais depuis 1928, mais depuis la guerre nousne nous étions plus revus. Il ne me parut pas tellement changé:même voix grave, bien timbrée, sans aucun de ces tremblements quimarquent la vieillesse, et même accueil ouvert, cordial, qui vousmettait aussitôt à l'aise.L'appartement de la rue Vaneau étaitvaste, mais on avait toujours l'impression que Gide n'était là quede passage, sans cesse prêt pour un nouveau départ. Et de fait ils'agissait plutôt là d'un pigeonnier d'où André Gide, aprèss'être posé quelques semaines, reprenait son vol.« Venez, nous allons choisir lespassages que je vous lirai », dit-il.Longeant un long couloir, nousarrivâmes dans une chambre étroite où se trouvait un petit lit etune table si simple qu'elle ressemblait à une table de cuisine :c'est là qu'il écrivait. Cette pièce était pareille à celle d'unétudiant pauvre, insoucieux du confort en tout cas.André Gide prit sur un rayon lesNourritures terrestres. Je remarquai que les pages étaientmarquées par des signets. Je suis sûr que la veille, ou avant notrearrivée, il s'était exercé à cette lecture.Certains ont dit qu'il était unmagnifique comédien ; les uns donnant bien entendu à ce mot un sensfâcheux, les autres en faisant une sorte de compliment ambigu. Leplus équitable, le plus près aussi de la vérité, serait deprendre comédien dans son acception stricte. Il est clair, en effet,que si Gide avait choisi d'être acteur, il eût été l'un des plusdoués qu'on eût jamais vus. Car il avait le don royal de laprésence, une autorité étonnante, encore qu'il ne s'y efforçâtnullement. Il lui suffisait de paraître. Cela tenait à sonintelligence, à son esprit toujours en éveil, certes, mais aussi àson rayonnement physique ; les imperfections mêmes de son corpsavaient du caractère, une sourde puissance.Tandis qu'on plaçait le microphone enface de lui, il observait avec curiosité cette manœuvre, bien qu'ileût plusieurs fois assisté à ce genre d'opération.Pendant que les opérateurss'affairaient, j'offris une cigarette à André Gide. « Nousallons faire un échange », dit-il. Et il me tendit un paquetde cigarettes américaines, les seules qu'il aimât. Mais à peineeut-il allumé sa cigarette qu'il l'éteignit, la glissa quelquepart, essayant de l'oublier, de la perdre. Incapable de résister àson envie, et sachant que le tabac lui faisait mal, c'est toujoursainsi qu'il rusait avec son vice. Mais, bien entendu, il ne tardaguère à me demander du feu.Comme s'il se fut agi d'unemarchandise, me montrant le livre ouvert : « Combien envoulez-vous ? », demanda-t-il. « Le plus que vousvoudrez », répondis-je. Il sourit, hocha la tête : « Jene veux pas ennuyer », dit-il.Je comptai, puis Gide se mit à lire celivre de jeunesse. Il était émouvant d'entendre le vieillardréciter le texte qu'avait écrit, cinquante ans plus tôt, le jeuneécrivain. Sa voix retrouvait la ferveur qui l'avait inspiré undemi-siècle auparavant. Les chants des Nourrituresrappelaient son enthousiasme ; sa joie de vivre. Repris par cespages, Gide, à mesure qu'il lisait, leur trouvait une neuve beauté.Sa belle voix le servait magnifiquement d'ailleurs.Il lut un chapitre, puis un second, etencore un troisième, mais claquant le livre soudain : « Si jeme laissais aller, dit-il, tout y passerait. »« C'est beau », dis-je avecélan. « Ah, vous trouvez ? » répondit-il en riant. Etcomme je m'étais penché vers le microphone pour annoncer que lalecture était terminée, il me donna un petit coup de tête, commeun écolier à son camarade de banc. « Maintenant, allonsl'entendre », dit-il.Nous entrâmes dans la cabine du car etl'on fit tourner les disques. André Gide s'écoutait, sourcilsfroncés, reniflant ainsi qu'il avait l'habitude de faire quand ilétait inquiet ou mécontent. Et quand le silence se fit : « J'aiune voix de pasteur, dit-il. Trop de grandiloquence. Si c'était àrecommencer, je serais plus simple. »Il réfléchit un peu, puis ajouta :« Quelle merveilleuse école pour un acteur ! On peut faire desprogrès ».Je retrouvai dans cette réflexion lesens qu'il avait de tirer parti de tout, économe comme une fourmidès que lui était donnée la possibilité d'un enrichissementintérieur, d'un « progrès », comme il disait, endonnant à ce mot une vigueur étonnante.Des gens passaient rue Vaneau,regardant avec curiosité la cabine du car où un vieil homme, coifféd'un bizarre chapeau pointu, se jugeait sans complaisance. Ce qu'ilsignoraient, évidemment, c'est que cet homme était un grand écrivainet qu'il se proposait à soixante-dix-neuf ans de faire « desprogrès ».
Marc BernardJournal de Genève, 28 juin 1952