Il ne suffit pas d'avoir Le Rime di Dante pour parler italien. Je ne parle donc pas italien, mais voilà je vous propose quand même de découvrir aujourd'hui une traduction, ma traduction, d'une "lectio magistralis" donnée par l'écrivain Umberto Eco, l'un des grands bibliophiles de notre époque, à la Foire internationale du livre de Turin qui s'est tenue en mai 2011.
J'ai passé beaucoup de temps sur cette traduction, qui me semble correcte, passant même par des étapes intermédiaires en anglais et en allemand via google traduction (à qui croyez moi il reste de grands progrès à faire!). Texte intéressant, comme chaque fois qu'Umberto Eco s'exprime, à rapprocher, même s'il reste à la fois plus court et plus global, de celui de Christian Galantaris dans le n°1 de la Nouvelle Revue des Livres Anciens; et qui reste pour moi la référence. J'ai assisté à deux cours de M. Eco (de sémiotique) lors de mes études et j'ai essayé de conserver son ton si possible, même s'il parle probablement mieux français que moi... :)
![](http://media.paperblog.fr/i/506/5066065/lectio-magistralis-umberto-eco-considerations-L-rzA3gK.jpeg)
Il y a les bibliophiles et il y a les bibliomanes. Voici un exemple pour vous aider à comprendre la différence. Le livre le plus rare du monde est aussi le « premier », la Bible de Gutenberg. Le dernier exemplaire vendu a été acquis par des acheteurs japonais en 1987 pour huit milliards – au taux de change à l'époque. Une autre édition vaudrait évidemment beaucoup moins.Chaque collectionneur a un rêve récurrent. Faire la connaissance d’une femme nonagénaire ayant un livre à vendre, n’y connaissant rien. Se rendre sur place, compter les lignes, voir qu'il y en a 42 et découvrir que c'est une Bible de Gutenberg, lui permettre d’échapper à l’avidité d’un libraire malhonnête qui lui en proposerait quelques milliers d’euros (et ce serait déjà heureux pour elle) en offrant 100 000 dollars pour rendre ses dernières années plus douces et repartir chez soi avec un trésor.Mais après ? Un bibliomane la garderait secrètement pour lui, obnubilé par les voleurs potentiels et veillerait sur elle comme Arpagon, nuit après nuit, ou comme Picsou prenant un bain dans ses pièces de monnaie.Un bibliophile, lui, souhaiterait que tout le monde puisse voir cette merveille. Il écrirait au maire de sa ville, lui proposerait de l’accueillir dans le hall principal de la bibliothèque municipale en échange des frais de surveillance et d’assurance et permettrait à chacun de la contempler. Mais quel serait le plaisir de posséder une telle rareté sans pouvoir se lever à trois heures du matin pour aller la feuilleter ? C’est le drame : avoir une Bible de Gutenberg serait comme ne pas l'avoir. Mais alors, pourquoi ce rêve utopique ? Et bien les bibliophiles rêvent parfois d’être bibliomanes (...)Puis il y a le biblioclaste. Il y en a en fait de trois sortes : le biblioclaste fondamentaliste, le biblioclaste par négligence et celui par intérêt. Le fondamentaliste n’est pas l’ennemi des livres en tant qu’objet, il a peur de leur contenu et ne veut pas que d’autres les lisent. Ainsi par exemple le cas de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie (dont on sait aujourd’hui que c’est un mythe) allumé par un calife qui estimait que tous les livres différents du Coran étaient soient inutiles parce que redondants, soit préjudiciables.Le biblioclaste par négligence est à l’image de tant de bibliothèques italiennes, pauvres et délabrées, qui deviennent souvent des lieux de destruction des livres, car s’il existe bien un moyen de laisser se détériorer ou de détruire les livres, c’est bien en les faisant disparaître dans des recoins inaccessibles.L’objectif du biblioclaste par intérêt, lui, est de détruire les livres en les vendant par morceaux, lorsque c’est beaucoup plus rentable que de les vendre complets. Pourquoi casser un livre complet? Dans un catalogue sur Internet j’ai trouvé une carte d'une des premières éditions de la Cosmographia de Sebastian Münster (1570) à 1200 $. La Cosmographia propose quarante-deux pages de vues de villes, 14 cartes en double page, plus quatre bois dans le texte. Sans compter que les prix peuvent varier selon que la carte ou la vue est pliée une ou plusieurs fois… en partant d’une prix de simple, double, et plié plusieurs fois, et même 1000€ pour chaque carte en double page ou pour chaque vue, nous atteignons le chiffre de 50.000 euros. Alors qu’au même moment, dans des catalogues récents, on peut acheter des Cosmographies complètes pour 30000€ ou même une copie décente pour 20000€.Donc, si cassez une Cosmographie de 1570 aujourd'hui, vous pouvez faire un bénéfice de 20000€. Bien sûr, il y aura de plus en plus d’exemplaires complets sur le marché, ceux-ci coûteront plus chers et ainsi de suite….Le bibliophile rassemble des livres pour une bibliothèque. Une bibliothèque n'est pas une somme de livres, c’est un organisme vivant avec une vie propre. Une bibliothèque à domicile n'est pas seulement un endroit où vous rassemblez des livres, mais aussi un lieu qui les lit en notre nom. Laissez-moi vous expliquer. Je pense qu’il est arrivé à tous ceux qui ont à la maison un nombre relativement élevé des livres de vivre avec le remords de ne pas avoir lu certains d’entre eux…C’est encore plus vrai avec une bibliothèque de livres rares, parfois écrits en latin ou même dans des langues inconnues, et un bel objet comme un livre ancien, même avec de jolies images, peut aussi être fort ennuyeux.Mais chaque il arrive souvent qu'un jour nous prenions en main l’un de ces livres négligés, que nous commencions à le feuilleter pour réaliser que nous savions déjà tout ce qu'il disait. Ce singulier phénomène, dont beaucoup peuvent témoigner, n'a que trois explications possibles. La première est qu’en le manipulant, années après années, en le déplaçant pour le ranger ou pour en prendre un autre, ou en l’essuyant, il vous a transmis une partie du savoir qu’il renferme à travers ce simple contact de vos doigts. Nous l’avons lu tacitement, comme s’il était en braille. Je ne crois pas aux phénomènes paranormaux, mais dans ce cas, le phénomène est normal, l'expérience quotidienne le prouve.La seconde explication est qu'il est vrai que nous n'avons pas lu ce livre: mais à chaque à chaque fois que nous avons déménagé, il était là, il regardait ici, il s’ouvrait au hasard, sur une image, et imprégnait notre environnement. La troisième explication est qu’au fil des années nous avons lu des livres qui parlaient de lui, ou du même sujet, de sorte que nous le connaissons sans l’avoir lu. Nous savons si c’est un ouvrage célèbre, de référence, ou s’il est au contraire un livre de moindre importance dont on trouve également le contenu ailleurs.En fait, je pense toutes ces explications sont justes. Elles se produisent simultanément et miraculeusement tout concourt à faire de nous faire connaître des livres que nous n’avons, juridiquement parlant, jamais lus.Bien sûr, le bibliophile, qui rassemble aussi des ouvrages contemporains est souvent à des dangers lorsqu’un imbécile vient à la maison, découvre ces rayonnages et prononce immanquablement : «Tant de livres ! Vous les avez tous lu ?".L'expérience quotidienne nous démontre que cette question est même posée par des gens au QI plus que satisfaisant. Face à cet outrage il y a à mon avis trois réponses standard :La première est de surprendre le visiteur : «Je ne les ai pas lus du tout, sinon pourquoi les garder ici?". Elle a cependant de désavantage de gratifier l'intrus en exaltant son complexe de supériorité et je ne vois pas pourquoi nous devrions lui faire cette faveur.La deuxième réponse, à l’inverse, plonge l'intrus dans un état d'infériorité…: «Plus, monsieur, beaucoup plus!" La troisième réponse est une variante de la deuxième et je l'utilise quand je veux plonger le visiteur dans le doute et l’effroi : "Non" dis-je "ceux que j’ai déjà lus, je les garde à l'Université, ceux-ci sont que je compte lire la semaine prochaine." Comme ma bibliothèque a aujourd’hui 50 000 volumes mon invité s’esquive en général assez rapidement, prétextant des obligations.La bibliothèque n'est pas seulement le lieu de votre mémoire, où vous gardez ce que vous lisez, mais aussi la place de la mémoire universelle, où si le besoin s’en fait sentir un jour, vous pouvez trouver ce que les autres ont lu avant vous. C'est un lieu aux limites confuses et vertigineuses, un cocktail de mémoires savantes. On pourrait ainsi résumer le contenu d’une bibliothèque virtuelle : « Messieurs les anglis, je me suis couché de bonne heure . Tu quoque, alea! Licht, mehr Licht ber alles. Ici c'est l'Italie où si vous tuez un homme mort... vous êtes arrêté. Frères d'Italie, encore un effort….Ce sont les cadets de Gascogne,... Trois hiboux sur la commode ".Umberto Eco, traduction libre mais fidèle. Il n'est pas simple de traduire une idole :)H