Dédié à Ashfaq Kumar.
Il advint un jour (ou plutôt, un soir) que Barbie – qui, chacun le sait, n’avait rien d’une femme à barbe – fit la connaissance de Barbe-Bleue au comptoir d’un bar branché. Comme ce n’était pas un barbon barbant et comme il avait des manières dignes de Bourbons, elle ne décela en lui rien de bourbeux ni de barbare.
Sans même se demander s’il ne baratinait pas des bobards, elle le suivit volontiers chez lui à l’autre bout du bourg où, une fois dans sa maison bourgeoise, elle barbota dans la même baignoire que lui.
Le lendemain, date anniversaire de la Saint Barthélémy, Barbie, blottie contre son nouvel amant, bégaya gaiement :
-Ah, mon dieu, vous êtes l’homme idéal… mais comme vous avez une grande barbe !
-C’est pour mieux te caresser ! s’empressa de rétorquer
l’ engageante voix de baryton (qui haussait fréquemment le ton jusqu’à barrir) du beau parleur.
Barbe-Bleue enchaîna :
-Je t’aime, qu’importent entre nous les barrières, moi je ne me barrerai jamais, je te le jure sur la vie de mon béret, mais il faut que tu sache une chose…
Il l’entraîna hors du grand lit où l’amour les avait bercés vers une petite porte basse dissimulée dans la pénombre brune d’un recoin.
-Je veux que tu emménages chez moi, que tu t’y sentes aussi bien que dans ta légendaire maison rose, mais je pose une seule condition : n’ouvre jamais cette porte pour voir ce qu’il y a à l’intérieur ! Ici c’est mon jardin secret.
Toute à la joie brute, bariolée que lui causait l’invitation de Barbe-Bleue, Barbie-la-Blonde qui n’avait pas inventé la poudre de Perlimpinpin ni la flûte de Peter Pan laissa l’avertissement entrer par une oreille puis sortir par l’autre. Elle oublia tout et se grisa de sa nouvelle existence de rêve. Dans son optique les graves paroles du beau Barbe-Bleue n’étaient que bobards de barde bardé d’imagination.
Le temps passa (c’est une manie, chez lui) ; Barbe-Bleue retourna à ses occupations alimentaires et laissa sa blonde aux cheveux de blé at home.
Elle passait toute sa journée à paresser et à attendre le soir, qui lui rendrait les bras aimants et vigoureux de son grand amour. Mais bientôt, ayant épuisé tous les charmes de la belle demeure, elle en arriva tout naturellement à trouver le temps un peu long. Elle avait depuis déjà longtemps exploré toutes les pièces et c’est alors qu’elle se souvint de l’étrange petite porte toute discrète… Vous devinez déjà la suite, comme, malheureusement, elle avait ainsi que je l’ai dit oublié l’avertissement de Barbe-Bleue, elle se rua sur la serrure qu’elle se dépêcha de faire jouer, d’ouvrir. Ce fut pour tomber nez à nez avec une longue tringle de placard où pendait toute une collection de squelettes humains alignés tels de banals costumes à l’intérieur d’une penderie.
Epouvantée, les cheveux dressés sur le crâne, elle referma en hâte la fatidique porte et recula, puis se carapata dans la chambre du couple.
Qu’est-ce que c’était que ce bazar ?
Après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, la jolie sotte résolut de demander des explications à son coquin.
Ainsi qu’on l’imagine déjà, mal lui en prit, car ce dernier, lorsqu’il l’entendit se plaindre dès qu’il fut rentré de son bureau, devint pâle comme la Mort elle-même.
Le regard douloureux, il écouta d’abord les récriminations de sa compagne indignée :
-Je ne comprends pas pourquoi tu gardes ainsi ces vilains vieux squelettes ! Ce sont des nids à poussière et, d’abord, tu devrais les mettre dans des housses !
La voix aigre, outrée de la péronnelle scia les nerfs de Barbe-Bleue.
Et, Barbie ou pas Barbie, il perdit le contrôle, lui sauta à la gorge.
Plantant ses deux canines affûtées dans la chair tendre et laiteuse du cou, il but son sang vermeil. Mais, presque instantanément, la malheureuse gourde, au lieu de passer l’arme à gauche ou de se transformer en chauve-souris, s’endormit. Barbe-Bleue (qui ne s’attendait pas à ça) fut saisi de remords.
-Ah, la barbe ! A chaque fois que je rencontre la bonne, il faut que je gâche tout ! Pas étonnant que je me retrouve à tous les coups tout seul et sans la délicieuse compagnie du beau sexe !
Il la regarde longuement :
-Elle ne fait que dormir…il faut que je la réveille ! Il faut à tout prix que je fasse oublier ma bévue d’homme trop impulsif .
Il tenta tout pour la sortir de son tenace sommeil : claquements sonores de mains, chatouilles sur la plante des deux pieds, secouements en veux-tu en-voilà, etc. Hélas, peine totalement perdue !
-Je t’aiiiiiiime ! hurla-t-il alors dans un énorme geyser de postillons, mais rien n’y fit, là encore ; elle demeura sans réaction.
Il retomba sur son séant en gémissant, car c’était vrai… comment aurait-il nié qu’il l’aimait d’un amour sincère, touchant ? Comment aurait-il refusé de voir combien il se sentait perdu ?
Ne sachant plus que faire, la mort dans l’âme, il la laissa reposer.
Les jours s’écoulèrent les uns après les autres…Barbie dormait toujours. Barbe-Bleue, plongé dans une profonde déprime, attendait qu’elle se réveille.
Ses moments de loisir, il les employait à la boire des yeux, de longues et longues heures durant ; il l’avait disposée sur le grand lit et avait étalé ses magnifiques cheveux d’or de part et d’autre de son doux visage, sur un vaste coussin brodé. Ainsi la malheureuse faisait-elle penser à une Ophélie en train de voguer sur l’onde mélancolique d’un ruisseau de rêves…
Au désespoir, de plus en plus désemparé et tenaillé de remords, Barbe-Bleue alla à son réduit, qu’en un rien de temps il débarrassa de son immobile et sinistre procession de squelettes humains ; les dépouilles de ses anciennes victimes furent prestement enterrées par lui, de nuit, au fin fond de son jardin qui, heureusement, s’étendait sur des hectares.
Il se repentait et, pour tout dire, n’arrêtait pas de faire le signe de croix.
A mesure que le temps s’égrainait, il devenait un tout autre homme…Un homme au cœur et à l’âme captifs de sa blonde princesse endormie.
Partagé entre ses efforts pour s’amender et le spectre de sa détresse, laquelle, désormais, jetait une ombre sans mesure sur sa vie, il n’arrêtait pas d’osciller entre des pics extrêmes de l’humeur.
Un jour, il reçut un coup de bigophone de sa vieille copine Baba-Yaga, une ogresse qu’il connaissait de très longue date et qui habitait au plus profond, au plus sauvage des bois enneigés qui ceinturaient la ville. Ce fut plus fort que lui ; après avoir éclaté en sanglots, il lui narra sa funeste aventure et, ne sachant plus à quel saint ni à quel démon se vouer, lui demanda conseil.
La vieille édentée l’incita à venir prendre le thé chez elle, en l’assurant qu’elle lui donnerait une de ces « consultations » gratos qu’elle réservait à ses potes et aux gens dont la mine lui revenait.
Malgré le poids de découragement qui, dorénavant, pesait sur lui et le rongeait de morne fatigue, il réussit à se traîner jusque chez elle, au beau milieu des étendues de neige vierge et des bouleaux lumineux pâles.
La petite datcha de l’ogresse (au demeurant ex héroïne de l’Union Soviétique) ressemblait à une maison de poupée ; à l’intérieur, tout rutilait, clair, propre, coquet, étincelant.
Bien sûr, ne rêvons tout de même pas, il y avait toujours le même lot de chaises, de fauteuils et de tables aux pieds constitués d’os humains…mais n’était-on pas chez Baba-Yaga en personne, la plus réputée des ogresses ?
Plus énorme que jamais, la vieille babouchka aux cheveux couleur de feu se montra, comme de juste, avec son hôte, d’une hospitalité exquise. Elle lui servit le thé, qu’elle accompagna de caviar et de blinis. On en oubliait presque les innombrables têtes réduites de bambins qui se balançaient aux poutres noires de son plafond, tels des mobiles.
La redoutable harpie plaisantait, libérait des éclats de rire dont la tonitruance n’avait d’égale que leur gaieté fruste, brute de décoffrage ; Barbe-Bleue se détendait, se dégelait. La lumière qui tombait, par les petites vitres impeccables, dans la confortable pièce au sol recouvert de moelleux tapis où, par surcroît, crépitaient les flammes d’un bon feu de cheminée était d’une limpidité soyeuse, quasi enivrante.
Passées les premières heures de détente conviviale ponctuées des innombrables vannes de la magicienne de la forêt, on en vint enfin aux choses sérieuses :
-Ne t’inquiète pas, martela Baba à son chien battu d’ami, moi, je sais ce qu’il te reste à faire…Ta Dulcinée, tu vois, elle est devenue une Belle-Au-Bois-Ronflant. Il n’y a pas trente six solutions, figure-toi, coupe-toi la barbe et gratifie-la, ensuite, du plus suave des baisers !
-Tu…tu crois ? bafouilla le barbu, en écarquillant ses yeux sombres.
Tout en éclatant d’un gigantesque rire caverneux qui dut résonner jusqu’à l’autre bout de la vallée, la monstrueuse Ruskoff lui décocha une tape dans l’épaule propre à le faire gicler, et valdinguer par terre. Il eut d’ailleurs toutes les peines du monde à se maintenir assis sur sa chaise. Au passage, une pensée l’effleura, volatile : « quelle déchéance ! ». Mais il revient vite à ses moutons : après tout, il s’en contrefichait…Certes, en tant que Barbe-Bleue ayant une réputation à défendre, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Toutefois, il était résolu à tout pour reconquérir sa belle. Maintenant, il ne pensait plus qu’à elle-et-lui…il y allait de son bonheur. Tout Barbe-Bleue qu’il était, le temps filait, et il prenait de l’âge…Un millier d’années s’était tout de même écoulé depuis l’endormissement de Barbie.
La mine penaude, il concéda donc à Baba-Yaga :
-T’as raison…oui, tu es toujours de bon conseil…Je crois que je vais t’écouter. Quoique me débarrasser de ma barbe, ce soit tout de même un sacrifice…Qui me reconnaitra dans la rue ?
Avec sagesse, l’autre répliqua :
-Tout dépend de tes priorités…
Un long silence s’ensuivit. Barbe-Bleue, le regard fixe et nébuleux, pensait…En face de lui, Baba-Yaga le considérait, avec bienveillance.
Puis il s’ébroua et, faisant claquer ses paumes sur ses cuisses, se leva d’un bloc.
-Tope-là !gronda-t-il en tendant sa main à la colossale pogne de l’ogresse pleine de graisse.
Barbe-Bleue était en train de se contempler dans un miroir : il était troublé par la soudaine, étrange vision de lui-même sans barbe.
Etait-ce bien lui ? Et comme il était beau, d’une beauté différente, confondante. Si méconnaissable que, pour un peu, il aurait douté de ce qu’il voyait.
Il passa sa main sur ses joues roses et imberbes de jeune bellâtre. Quelle douce peau, et quels traits fins…quelle irréprochable splendeur ! Et quel étonnement !
-Je ressemble au Prince Charmant, ma foi !se souffla-t-il à lui-même.
Et le reste suivit. Il était facile, si facile de rêver…de se laisser bercer par une autosatisfaction béate…
Vous connaissez l’histoire de Narcisse, n’est-ce pas ? Eh bien, le mirage opéra. Barbe-Bleue-Désormais-Sans-Barbe tomba raide dingue de lui-même. Durant quinze jours et autant de nuits, il ne put s’arracher de son miroir.
Il se trouvait exquis…mais un doute finit par l’assaillir :
-Ce n’est pas tout d’être exquis…suis-je LE PLUS EXQUIS D’ENTRE LES ÊTRES ?
Il fronça le sourcil et, soudain mécontent, apostropha la glace :
-Tu me dis que je suis très beau…mais, sais-tu, ça ne me suffit pas ! Miroir, miroir, quel est le plus bel être au monde, ça, peux-tu me le dire ?
Comme le miroir ne répondait pas, il renouvela trois fois sa question.
En fin de compte, la glace réagit, et sortit de sa réserve. Agacée par l’immonde vanité de son vis-à-vis, elle tonna :
-Eh bien, si tu veux savoir, le plus bel être, ici et en ce bas monde, c’est la Barbie-Au-Bois-Ronflant !
Brusquement, ce fut comme si l’on avait foudroyé l’ex Barbe-Bleue. Il émergea de son rêve malsain, et se rappela de Barbie. Du coup, il décocha un sourire rayonnant au morceau de miroir :
-Ah, ouais !...Merci, merci, mon vieux…tu m’as remis les pieds sur terre !
Fou de reconnaissance, il déposa, sur son reflet, un baiser sonore. Après quoi, cela n’était pas trop tôt, il leva l’ancre et se précipita en trombe vers la chambre.
Là, il s’approcha du lit, où son Ophélie continuait sagement de reposer. Ce fut avec une délicatesse inouïe qu’il s’inclina au-dessus d’elle…et le baiser, le doux baiser, descendit comme un flocon de neige !
Ensuite, il attendit…l’incertitude, le suspense le mettaient au supplice. Est-ce que les conseils de la Baba-Yaga s’avèreraient fiables ? Est-ce qu’il n’y avait pas un risque - même infime - qu’elle se soit trompée ?
Ah !!! Il scrutait le visage inerte, marmoréen de la dormeuse. Par instant, il était déjà au désespoir…ça ne marchait pas !
Le moment critique parut se prolonger indéfiniment…
Et puis un long cil recourbé vibra…et un œil bleu s’ouvrit. Barbie, enfin éveillée, sortit de ses limbes, esquissa un sourire. Son tout premier murmure flotta…un chuchotement émerveillé qui, comme on pouvait s’y attendre, alla droit au cœur de l’ex Barbe-Bleue : « oh, mon Prince, c’est vous ! ».
Ainsi prit fin le conte des amours de Barbe-Bleue et de Barbie.
Une fois de plus, la Femme avait mis hors d’état de nuire la Bête !
Le miracle de la Féminité avait changé un méchant homme aux mains pleines de sang en un Prince Charmant qui n’aurait pas écrasé une mouche.
La suite, vous la connaissez : ils se marièrent, vécurent dans la Paix et eurent deux cent marmots. Mais ceci, ma foi, est une autre histoire…
Patricia Laranco.