La beauté du monde de Cerda

Publié le 14 novembre 2011 par Les Lettres Françaises

La beauté du monde de Cerda

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Jordi Pere Cerda a vu le jour en 1920 à Sailla- gouse (Pyrénées-Orientales) et il vient de mourir à Perpignan. Né Antoine Cayrol, il avait accepté le pseudonyme que le directeur de Tramontane lui avait suggéré. C’était en un temps où les activités frontalières et nocturnes du jeune Cayrol mettaient sa vie en danger. Ces activités, dont à juste titre il était fier, l’entraînèrent vers des prises de position politiques, mais là n’était pas sa voie. En dehors de la Catalogne, la « française » et « l’espagnole », peu nombreux sont ceux qu’aura émus la disparition de cet écrivain. Il était bien plus connu à Barcelone qu’il ne le fut jamais en France. Une grande partie de son œuvre a été publiée chez des éditeurs de l’autre côté des Pyrénées, et c’est là qu’il a obtenu des récompenses importantes comme le prix d’honneur des lettres catalanes en 1995. C’était un homme de frontière, il aimait se définir ainsi. La stupide frontière coupe en deux le haut plateau de sa Cerdagne natale, et là il était chez lui. À Perpignan, mille mètres plus bas, il n’avait pas que des amis, certes, mais ces dernières années il avait vu son nom s’imposer et il avait enfin été apprécié à sa juste valeur. De là venait qu’une sorte de comédie ridicule avait été jouée par la municipalité de la vieille capitale de la Catalogne du Nord ; on s’était imaginé qu’il suffisait de présenter la candidature de Jordi Pere Cerda au prix Nobel pour qu’il l’obtienne.

Jordi Pere Cerda avait débuté comme dramaturge et tout au long de sa vie il écrivit pour le théâtre; malheureusement il fut trop peu joué par des professionnels : misère des langues dites régionales. Quelques titres : Angeleta (1952), la Set de la terra (1955), Quatre done i el sol (1964).

Jordi Pere Cerda

Jusqu’à la veille de la mort de Franco il ne fut pas de tout repos d’obtenir des relations, littéraires ou autres, entre les deux tronçons de la Catalogne. N’oublions pas, d’ailleurs, que la Cerdagne elle-même, où Cerda était né et dont il portait le nom, était elle aussi divisée, à tel point que Llivia constituait une enclave imbriquée dans le territoire français. On ne s’étonnera pas que Cerda et d’autres intellectuels des Pyrénées- Orientales aient tenu à conserver des relations suivies avec leurs « frères » occitans. L’excellente collection « Messatges », qui contribua fortement à insérer les écrivains occitans dans la modernité, fut ouverte par un choix de poèmes catalans de Joseph-Sébastien Pons, roussillonnais, à qui ont tellement dû Max Rouquette, Robert Laffont et tant d’autres, dont Cerda en ses commencements.

Le premier recueil de poèmes de Cerda, la Guattla i la garba (la Caille et la gerbe), fut publié en 1951. Trois ans plus tard paraissait à Toulouse, édité par l’Institut d’études occitanes, le beau livre de Cerda, involontairement mais superbement appelé Tota llengua fa foc (Toute langue s’embrase). L’œuvre entière est une première fois regroupée en 1966, Obra poetica, aux éditions Barcino de Barcelone. La remarquable introduction est signée par Pierre Verdaguer. Une autre Obra poetica, cette fois presque complète, est réalisée en 1988 chez Columna (Barcelone). L’éditeur, Alex Susanna, écrit : « Ce que j’aimerais, c’est que ce corpus poétique puisse être lu et apprécié comme ce qu’il est en réalité : pas tellement l’œuvre du poète vivant de plus d’envergure en Catalogne du Nord, mais comme une des aventures poétiques les plus personnelles, les plus intéressantes et les plus suggestives parmi celles qui se sont produites dans la littérature catalane de la deuxième moitié du vingtième siècle. »

L’aventure, donc, a débuté avec la Guattla, c’est-à-dire les textes dionysiaques de célébration de la terre natale. La beauté du monde, l’exalta- tion de la belle saison, la profonde respiration de la nuit, ces thèmes de toute lyrique, Jordi Pere Cerda ne les abandonnera pas, mais d’étape en étape sa pensée s’affine, s’aiguise, son écriture se fait de plus en plus poignante. Il faut lire ces textes inoubliables que sont Machado, Rosen- berg, Tot llegint, pons, Tota la nit d’Espanya.

Jordi Pere Cerda est aussi un prosateur. Espérons qu’un jour seront rassemblés les nombreux articles en français ou en catalan, qu’il a écrits dans diverses revues. Mais on peut prendre connaissance de sa prose à la lecture des livres qu’il a publiés, enrichissant ainsi un genre jusqu’à lui assez pauvre, quasiment inexistant. Cant alt, Sens profond (1988), est une très intéressante autobiographie. Col.locacio de personatges en un jardi’ tancat (Emplacement de personnages dans un jardin fermé) est un riche recueil de nouvelles et Passos estrete terres altes (Columna, 1998), traduit en français par Voies étroites pour les hautes terres, a été publié par les éditions Cénomanes ; on peut regretter que ce texte que Cerda a beaucoup travaillé à la fin de sa vie soit demeuré confidentiel.

Jordi Pere Cerda n’a jamais oublié sa Cerdagne, alors que pour des raisons de santé il était contraint de vivre à Perpignan. Il est l’auteur de plusieurs éditions de contes de sa région, dont la dernière est la Dona d’aigua de Lano (la Fée de Lanos), édité par le Trabucaire en 2001. Des « contalles » dans lesquelles la voix populaire se marie heureusement à la voix de l’écrivain.

Ces lignes que je viens de consacrer à l’auteur le plus important de la Catalogne-Nord sont bien insuffisantes pour qui voudrait s’intéresser à lui. Important, il l’est pour la Cerdagne, mais surtout pour la Catalogne du Sud qui lui a permis de s’exprimer, de se faire connaître et qui, en 1955, lui a décerné le prix d’honneur des Lettres catalanes.

Bernard Lesfargues