Le titre est expliqué au détour d’une page : il s’agit de ces affleurements « où la roche, à nu, sort de terre » et que les paysans utilisaient pour casser des blocs qui leur servaient à construire des murets de pierres sèches. Et le livre se présente bien ainsi : une soixantaine de textes comme autant d’enclos pour des expériences très diverses, vécues, rêvées, souvenues, mais qui ont en commun deux éléments : le rapport au lieu, et l’apaisement. Le lien est évident : la paix naît d’un accord profond avec le paysage. On notera une double prédilection : la montagne, et l’eau. Cette dernière est omniprésente : source, cascade, ruisseau, fleuve, mer… jusqu’à devenir la définition du poème : « Un poème (…) c’est un torrent qui met en branle un carillon de pierres et les bouscule, les entrechoque, occupé sans relâche à défaire et refaire son lit. // Bonheur ! » Et c’est sans étonnement que l’on retrouve l’eau pour évoquer la phrase proustienne : « on se sent (avec quelle délicatesse !) porté ainsi que par une eau ample et souple, soyeuse, musicale, tant lumineuse que préoccupée de tempérer ses reflets, rivière, fleuve laissant ses remous s’entrelacer à plaisir sans leur lâcher totalement la bride et coulant entre des rives par endroits resserrées, ailleurs plus larges ? De toute façon insoucieux de sa destination. »
C’est dire déjà que ce livre n’est pas une simple collection de paysages aimés ou traversés, c’est un système (un réseau, plutôt) d’échos entre culture et nature, paysage et vie, mémoire, œuvres littéraires, plastiques, musicales. Au fil des textes, le lecteur se promène dans un labyrinthe de résonnances. On peut très bien partir de L’arrière-cours d’une maison hollandaise de Pietr de Hooch, « image de la paix, qu’en mon for intérieur, sans bien le savoir, je cherche. » pour arriver au Balthazar Claes de Balzac dans La Recherche de l’Absolu. Sans oublier que le « carrelage brique » se retrouvera quelques dizaines de pages plus tard dans ces « tomettes ou panelles », ce « …rouge pour arriver à soi… » d’André du Bouchet.
Mais ces références culturelles ne sont jamais plaquées : Chappuis glisse comme naturellement d’une situation à une citation, du réel au tableau ou au livre. On connaît la célèbre collection chez Corti, En lisant, en écrivant, il faudrait ajouter ici, en vivant, en se souvenant. Car la mémoire a toute sa place, et notamment celle de l’enfance. Par elle, on rejoint le désir d’apaisement qui domine tout le livre. Chappuis évoque le jardin d’enfance, un « éden » à groseilles, et des étés de bonheur stable qui font écho au premier livre des Confessions de Rousseau. Au détour d’une prose, car c’est un livre de détours, de méandres autant que d’îles, seront évoqués aussi le rapport à la mère, la vocation de poète… Mais on en revient toujours au lieu et à cette paix sans cesse recherchée : elle peut être trouvée aussi bien dans un intérieur d’église par un peintre flamand que dans la lumière de Soulages, ou dans un paysage photographié dans un calendrier des postes : « Quelque part, quelque vallonnement à l’orée de l’hiver, quelque succession de coteaux s’étendant doucement au loin, et leur banalité même – serait-ce elle qui me retient ? – inviterait à se sentir chez soi, non point un étranger tout à la nouveauté de ce qu’il découvre, ayant à en prendre mesure, faire des comparaisons, s’y retrouver, non : à sa place ici tout bêtement, au cœur des choses. Nulle part, et nul besoin de se situer. »
On retiendra aussi de belles pages vives, comme on parle de mémoire vive, sur Stendhal, Proust, Nerval… ou sur le In Paradiso du Requiem de Fauré : « Promesse et transparence. Nuit – si c’est la nuit – claire, favorable ; jour – si c’est le jour – d’une blancheur aurorale, toute distance abolie. Ici, ayant de toute éternité touché au but, nous voici relevés du métier de vivre comme le monde est délié de ses ombres, terre et ciel riants et parfumés. A nos oreilles bat notre propre pouls apaisé à jamais. » Toujours cette même quête : chaque texte de ce livre apparaît comme une station, un moment de sérénité atteinte, et partagée, contre ou en compensation d’un manque invisible : « Quant au lyrisme… Soumission désormais à la forte aspiration qui le nie, le ruine de l’intérieur, en dégonfle les exagérations pour jeter dans un vide où se délivrer de soi, « dans ce qui n’est pas. Dans ce qui nous manque. Dans ce que nous voudrions qui fût. » (P. Reverdy) »
[Antoine Emaz]
Pierre Chappuis - Muettes émergences - éd. José Corti – 254 pages – 18 €