Comme la littérature, le cinéma ou le théâtre, la peinture a ses grands narrateurs. Daniel Arasse est un de ceux-là. " Le savoir transcendé par la culture affective est intransmissible ", écrivait Roland Barthes. Daniel Arasse décrit la peinture comme cet art fascinant " dont on ne peut pas expliquer pourquoi il touche ", ni pourquoi l'oeuvre vous " appelle ".
Citant Delacroix touché par la " silencieuse puissance de la peinture ", Arasse précise avec justesse que si d'ordinaire on pense avec des mots, une peinture, elle, pense de façon " non verbale ". Ainsi, questionnant " Le Verrou " lumineux et libertin (1770/1778) de Fragonard, le narrateur montre que la moitié gauche du tableau n'est occupée par ... rien. Et ce rien, fait uniquement de plis, de draps, de froissures, se devine comme l'après de ce que raconte la toile. Que le peintre se veuille le maître inspiré d'un projet en forme d'énigme et l'oeuvre fait sens.
Puis, devant l'esquisse pour " La Danse " de Matisse, c'est le bleu, ce bleu-là, une tonalité inventée par Matisse, qui touche Arasse. Bouleversé, il raconte avoir quitté le musée au bord des larmes... avant de découvrir que dans cette qualité de bleu se cache du rouge, et que c'est ce rouge qui, depuis le bleu apparent, l'appelle. Surprise, le choc visuel est ici coloriste.
Les couches de sens, l'accumulation des réflexions, des méditations du peintre confiées à la toile, se dévoilent à qui sait s'y arrêter. La peinture, en soulevant des pans successifs de sens, à l'image des couches superposées de la matière, faît naître peu à peu l'intimité qui y était scellée. Emotion choc devant le coloris, devant la densité de pensée confiée à la peinture. Arasse confie sa modestie face à ce " tonneau des Danaïdes " : à travers les matières, les formes, il y a " quelque chose qui pense " et " je n'ai que des mots pour en rendre compte ".
Ce qui bouleverse l'amateur, devant " La Madone Sixtine " de Raphaël, c'est la présence des deux petits anges situés en bas du tableau. Arasse les voit comme la figuration chrétienne des chérubins gardant les voiles du Temple dans la religion juive. Le dieu s'est rendu visible avant de mourir, et cette tragédie adulte est confiée à des visages d'enfants. " La Madone Sixtine " se "lève" pour le spectateur dans la puissance extraordinaire de ce symbole.
Quant au sourire éphémère et énigmatique de " La Joconde " de Léonard de Vinci, Arasse y détecte comme la transition du chaos intemporel du paysage au temps fugitif et présent de la grâce. Ce qui le fascine, c'est ce qui relie profondément la figure du modèle au paysage de l'arrière-plan. Ce sourire symbolise d'abord pour Léonard le portrait de la femme fertile et rappelle l'attirance et la peur de l'artiste à l'égard du corps féminin. Les yeux, perpendiculaires au plan de la scène, nous regardent directement, où que nous nous trouvions par rapport au portrait. Depuis le bas du tableau jusqu'au regard s'inscrit une torsion de la silhouette qui fait qu'elle nous fixe.
Et puis qu'en est-il de ce paysage qui se découpe en toile de fond, de chaque côté du visage du modèle ?... C'est bien la Toscane qui nous apparaît, dans sa topographie immémoriale, intemporelle, issue de la réflexion cartographique et géologique du savant Léonard. Une rivière relie le lac Trasimène au Val d'Arno, comme le sourire de la Joconde joint les deux parties de ce paysage des origines. L'artiste écrit lui-même de sa toile et du pont sur l'Arno que c'est le symbole du temps qui passe. Tableau dense, sobre, du Temps qui ne cesse de renvoyer le regard ... au regard.
Toile-miroir de la joie secrète et de l'intemporalité qui se fige.