A quoi ressemblerait une langue aussi riche que verte, constamment nourrie aux mille feux de néologismes bigarrés et dont les couleurs "tapagent" aux tourniquets des kiosques de gare ?... Partir d'un fou-rire franc, enfantin, en parcourant l'un des 175 épisodes de la saga parus entre 1949 et 1999, c'est cela se laisser toucher par la grâce san-antoniesque.
220 millions de lecteurs répertoriés. On aime... ou on déteste ce génie... ou intolérable bouffon ! D'ailleurs, San Antonio naît du hasard... et de la nécessité, cela au moins ne se discute pas. Que fût-il advenu si le doigt inspiré de Frédéric Dard n'avait pointé "à l'aveugle", sur une carte, la ville de San Antonio au Texas, un beau jour de 1949 ? En digne héritier du polar noir américain du début du siècle (Chester Hines, James Hadley Chase), Frédéric Dard, l"obsédé textuel", entamait par ce geste inaugural la saga flamboyante du fameux commissaire.
Cadre policier estampillé " Fleuve Noir " pour le flic matamore et son rabelaisien collègue Bérurier. Puis glissement insouciant vers une fresque bouffonne pleine d'inventions langagières : San Antonio se fera peu à peu le témoin attentif, irrespectueux, gaillard, de la vie hexagonale. Le principe est simple : l'intrigue, franchement, on "s'en bat l'oeil". Ce qui compte et attire, c'est l'humour de langue et de situation. San Antonio est "une espèce d'énorme polisson, d'énorme clown, d'énorme paillard", selon son double et créateur Frédéric Dard.
Inlassable ciseleur de néologismes (on lui en attribue 20 000 !...), cet artificier du langage boit à la source du vieil "argot d'Paname" pour créer un délire verbal mêlant tous les registres. Du trivial (les flatulences de Béru) au sublime (l'affection pour les obscurs). Des idiomes d'une fabuleuse luxuriance où le calembour le plus gras côtoie la métonymie la plus audacieuse. Un souffle rabelaisien mâtiné du " Mort à crédit " de Céline.
Chez San Antonio, le ciel peut être "gris comme une frime d'huissier"; on ne boit pas un remontant, on "installe le chauffage central dans l'corgnolon"; on ne s'évanouit pas, on "déguste de la purée de tunnel". Tandis que le brio inventif "déberlingue" hardiment la syntaxe, la grivoiserie apparente masque à peine un humanisme réel, inquiet.
Entrer dans cet univers, c'est aussi adopter toute une famille, une vraie comédie humaine. En figure de proue, Alexandre-Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros... (1300 sobriquets relevés), bêtise bovine et bon sens paysan. En bras gauche du commissaire, l'inspecteur César Pinaud, dit Pinuche, petit père malingre et chenu. Et puis tous les autres : Achille, dit le Dabe, directeur de la police; Mathias dit le Rouquemoute, Jérémie Blanc dit le Noirpiot, et Félicie la Merveilleuse, la mère bien-aimée du héros, cajolée par celui-ci. Enfin, gravitant autour de ce premier cercle, fourmille une foule de "lavedus, greluches, brasse-gadoue et autres "zimondes"... l'humanité, quoi. Cortège répugnant et superbe à la fois, que San Antonio ne cesse de blâmer que pour mieux le prendre en affection.
Tout récit littéraire met en scène l'amour et la mort. La prose de Frédéric Dard le fait jusqu'au délire. On copule et on meurt furieusement chez San Antonio. Les prouesses plumardières du commissaire ponctuent les chapitres comme des refrains. Quant à Béru, il est un rut perpétuel. Et les macchabées se numérotent à la pelle. Tout ce petit monde va, vient, s'agite durant un demi-siècle, suivant la verve rabelaisienne du polar citadin.
Mais un jour vient où il faut laisser la compagnie sur le quai de l'imaginaire. Lorsque Frédéric Dard tire sa révérence à 79 balais, c'est en assurant que "les derniers seront les pommiers". Ultime pirouette. C'est un peu de notre hygiène métaphysique qui fiche le camp tout à coup. Il nous reste heureusement, précieuse et chaude, sa croisade permanente contre la connerie.
" Je suis comme un type qui crie "au secours !" Je voudrais seulement que ce cri soit mélodieux !... ", nous lâche-t-il en guise de viatique. Frédéric Dard n'est plus... San Antonio court encore !...