« Désespoir est mort » : tel est le titre donné par « Vercors » (nom de code du Résistant Jean Bruller) à la préface de sa courte nouvelle Le Silence de la Mer, à l’automne 1941, date à laquelle il fonde aussi les Editions de Minuit. Comment passer du désespoir de la défaite à un « drôle » d’espoir « battant et combattant » ?
Curieusement, c’est le spectacle burlesque de la parade de quatre canetons passant sur un chemin, « claudicants et solennels, vifs, vigilants et militaires », qui allume une étincelle dans l’esprit du résistant abattu. « Ils ne cessaient de couiner. Ils faisaient penser à ces défilés de gymnastes portant orgueilleusement leur bannière… »
La vision amusée, insolite et revigorante, de ces canetons « fanfarons et candides » (dont le dernier, plus jeune, « se cassait régulièrement la gueule »), prend la valeur d’une fable rassurante – ou à tout le moins rafraîchissante – sur le désespoir « pervers et stérile » de ces hommes plongés en pleine tragédie de guerre mondiale. Désormais, c’est possible : le pire comme le meilleur peuvent habiter les esprits en alerte des résistants du petit groupe, et tout cela vaut la peine d’être vécu.
« Je sais que c’est à ces petits canards délurés, martiaux, attendrissants et ridicules, que je dus, au plus sombre couloir d’un sombre jour, de sentir soudain glisser de mes épaules comme un manteau trop lourd. » L’absurde, teinté de burlesque, en contrepoint au désespoir.
Le Silence de la mer ouvre un pesant huis clos à trois personnages. Mise en scène glaciale, réglée au cordeau, avec ses codes réitérés jusqu’à l’hypnose. Le monologue de l’officier allemand Werner von Ebrennac (nom qui ne traduit pas vraiment ses origines), forçant le logis d’un vieil homme et de sa nièce, se déroule en continu, aussi têtu que le silence lourd qui lui fait écho chez ses deux hôtes paralysés.
Chacun des trois cherche désespérément à sa façon des raisons … d’espérer encore, de croire à un au-delà de la situation présente en formulant un déni au drame réel qui se joue : celui de la guerre, de l’occupation pesante qui force, malgré soi, à douter des valeurs qui vous fondent.
Soldat allemand occupant, Werner est aussi un musicien cultivé qui admire la France et sa culture. Le monologue pathétique qu’il déroule au fil des soirées d’hiver face à ses deux hôtes muets, prend la couleur d’ultimes imprécations pour conjurer l’irrémédiable, lui donner un sens envers et contre tout, le rendre acceptable, en quelque sorte, au quotidien.
Le vieil homme donne à son silence obstiné la valeur d’une défense passive, tout en laissant planer les vagues et secrets vestiges d’un respect humain. De son côté, Werner pose la force du guerrier vainqueur face à « l’esprit, la pensée subtile et poétique » du pays vaincu, occupé. Son affection se mêle visiblement de tendresse pour la France, cette « Princesse lointaine ». La jeune nièce, elle, semble taire jusqu’à toute voix intérieure.
Werner fouille son passé, exhumant une vieille fidélité au patriotisme de son père, et plein d’espoir, à sa suite, sur l’émergence future d’une grande cause européenne. Encouragé par ces signaux qu’il juge positifs, le vieil homme replonge dans son questionnement humaniste : « C’est peut-être inhumain de lui refuser l’obole d’un seul mot… »
Mais Werner n’attend visiblement rien de ses hôtes, poursuivant sans fin son monologue grave, tentant de graver un peu de son « âme » dans la maison, le fumoir. Il caresse pieusement les reliures de la bibliothèque, égrenant, l’air rêveur, les grands noms de la littérature française. Et face au visage « impitoyablement insensible » du vieil homme, l’officier s’incline : « Je suis heureux d’avoir trouvé ici un vieil homme digne. Et une demoiselle délicieuse. » Il parvient à imposer sa séduction en invoquant la métaphore de La Belle et la Bête : « Il faut qu’elle (la France) accepte de s’unir à nous (l’Allemagne) ».
Ainsi s’écoulent « cent soirées d’hiver », sans que jamais ne se produise une seule violence de langage du dominant face à l’implacable silence des dominés : de quel côté est l’agression ?... peut-on se demander. Six mois d’espoir pour tenter de donner une image acceptable à une réalité que l’on souhaiterait moins souffrante.
Puis Werner s’absente quinze jours, au cours desquels le vieil homme évoque de possibles regrets et une inquiétude ; comme si la maison gardait la marque de la présence fantomatique de Werner. Mais au retour, c’est un autre homme qui apparaît, bouleversé. « Tout ce que j’ai dit ces six mois, il faut l’oublier. » La voix de Werner se fait sourde. Il a rencontré des compatriotes victorieux, il leur a parlé, ils ont ri de lui : « Nous ferons de la France une chienne rampante. » Il n’y a plus d’espoir.
« Ils éteindront la flamme tout à fait ! cria-t-il. L’Europe ne sera plus éclairée par cette lumière ! Nevermore !... Ô Dieu ! Montrez-moi où est MON devoir !... C’est le Combat, la grande Bataille du Temporel contre le Spirituel »… Werner part en campagne… « Pour l’Enfer ».
L’ultime regard de Werner pour la jeune fille arrache à celle-ci un premier – et dernier - mot : « Adieu », l’entend-on prononcer dans un souffle, à l’intention de l’officier. Ce dernier sort en esquissant, enfin, un vrai sourire.
Derrière la dernière vague vient s’échouer dans ce sourire vaincu … le silence de la mer.