Alain, philosophe : le bonheur auteur de lui-même dans le jardin commun

Penser, c'est inventer sans croire.
" Si j'avais, par aventure, à écrire un traité de morale, je mettrais la bonne humeur au premier rang des devoirs. "
Que nous vaut l'art d'être heureux ?... Sans doute rien et c'est tant mieux, serait-on tenté de dire avec le philosophe Alain. A plaisir évident, art gratuit. Un homme heureux ne se laisse-t-il pas oublier ?
Quoi de plus naturel enfin que le bonheur ? martèle Alain dans ses Propos sur le bonheur (1922/23). Il en dépeint les reflets les plus chatoyants avec une évidence désarmante, presque imparable, où l'effort se fait ordinaire : "Il n'est pas difficile d'être malheureux, ce qui est difficile c'est d'être heureux."
Ne pas se tromper d'ennemi, voilà ce qui compte. " Un homme n'a guère d'autre ennemi que lui-même. " D'où cette proposition brève et qui vaut pour tous : "Connais-toi." Il y a du Montaigne chez Alain. Etre bien dans le monde, c'est se laisser aller à se fondre en lui : " L'instinct vaut sagesse et la réaction du corps nous suggère la joie. Il n'y a qu'une manière de résister au froid, c'est d'en être content. "
Pour se connaître, il faut savoir ; et savoir, c'est relier chaque chose au tout, en se rappelant que " nous sommes d'abord ce corps qu'il nous est donné d'habiter. " Sourire, détente, déliement de la gorge, des poumons et du coeur, des gestes très simples pour remettre le corps en place. Alain s'étonne, ingénu : " Mais où est le médecin qui ordonnera de bâiller tous les quarts d'heure ? "
La lucidité peut, veut remettre dans le bon ordre origine et développement, cause et conséquence. Alain cite Spinoza, " maître de joie " : " Ce n'est point parce que je m'échauffe que que je suis content, mais c'est parce que je suis content que je m'échauffe. " Pareillement donc : " Ce n'est pas parce que j'ai réussi que je suis content, mais c'est parce que j'étais content que j'ai réussi. "
Pourquoi se torturer inutilement, alors que tout est donné. Seuls les vivants sont atteints par la mort, seuls les heureux peuvent se concevoir malheureux. Revenons toujours au corps, ce professeur et cet élève précieux : " Dans les moments d'anxiété, n'essayez pas de raisonner, mais plutôt essayez ces élévations et flexions de bras que l'on apprend maintenant dans toutes les écoles. "
Une mélancolie funeste nous accable-t-elle parfois ?... Le philosophe nous appelle à la clairvoyance : " Ce n'est point la pensée qui nous délivre des passions, mais plutôt l'action. " Echappons à la paralysie coupable (ou à la culpabilité paralysante) : " Si je crois que je ne puis rien, je ne puis rien. " Ou, rappelant à nouveau Spinoza à la rescousse : " Le repentir est une seconde faute. "
Alain nous suggère un grand dépoussiérage de nos arrière-pensées : " Nos fautes périssent avant nous ; ne les gardons point en momies (...) La plus ancienne idée de Dieu, comme la plus raffinée, vient toujours de ce que les hommes se sentent jugés et condamnés (...) Nous sommes empoisonnés de religion." Seule la volonté peut nous guérir de nos humeurs : nous voulons être heureux, sachons y mettre du nôtre !
L'espace d'une formule frappante, Alain se fait nietzschéen, sur le fond comme sur la forme : " Penser c'est vouloir. " Et, méfiant envers la fatalité qui nous glace, il rappelle que tout est indifférent et " sans égards ". Levons donc les yeux au loin, hors de notre glaise quotidienne et apprenons à être heureux. Simplement.
Tout nous est meilleur que de " jouer la tragédie ". Mieux vaut courir à la politesse, en quête de sourires à donner ou à recevoir. Foin de fatalités à tête de méduse, secouons-nous et façonnons l'avenir. Croire, espérer, sourire, travailler.
Et laissons le soin au destin de relancer sans fin les dés du hasard, aussi vrai que " la destinée est instable : une chiquenaude crée un monde nouveau. "
Alain, philosophe serein d'une prise en main lucide de l'existence.