Son séjour là-bas n'a pas été improvisé. Il a emporté avec lui tout un "matériel nécessaire à six mois de vie dans les bois" dont il publie l'inventaire, à toutes fins utiles, pour qui serait intéressé à marcher dans ses pas.
Dans cet inventaire je relève la présence de bouteilles de vodka, de cigares et de cigarillos qui seront des compagnons idéaux dans ses moments de repli. Sylvain Tesson sait vivre :
"Aux pauvres gens, aux solitaires, il ne reste que cela. Et les ligues hygiénistes voudraient interdire ces bienfaits ! Pour nous faire parvenir à la mort en bonne santé ?"
Une fois contenté le corps, il faut bien nourrir l'esprit. Dans ses impedimenta figure une bibliothèque riche d'une soixantaine de livres.
Dans cette bibliothèque assez idéale, se côtoient des auteurs aussi différents qu'Ingrid Astier, D.H.Lawrence, Kierkegaard, Erik L'Homme, Philippe Fenwick, Vassili Peskov, Pete Fromm, Jacques Lacarrière, Michel Tournier, Michel Déon, Sade, Drieu la Rochelle, Daniel Defoe, Truman Capote, Olaf Candau, Camus, Tom Neale, Rousseau, Casanova, Giono, Paul Morand, Montherlant, Jünger, Baudelaire, James M. Cain, Michael Connelly, James Hadley Chase, Les Stoïciens, Dashiell Hammett, Lucrèce, Mircea Eliade, Schopenhauer, Conrad, Segalen, Chateaubriand, Lao-Tseu, Goethe, Hemingway, Nietzsche, John Haines, Grey Owl, Antoine Marcel, Cendrars, Whitman, Aldo Leopold, Yourcenar, Les mille et une nuits, Shakespeare, Chrétien de Troyes, Maurice G. Dantec, Thoreau, Kundera, Mishima, Romain Gary, Karen Blixen, José Giovanni
Si j'ai cité à dessein tous les auteurs emportés dans ses bagages - j'épargne à l'internaute tous les titres - c'est pour montrer que Sylvain Tesson, qui a été conseillé dans ses lectures par Sylvie Granotier et Jean-Marie Rouart, a emporté des livres de tous genres, de toutes origines et de toutes époques, allant des livres de réflexion aux polars en passant par des chefs-d'oeuvre de la littérature. De quoi s'occuper pendant les longues soirées d'hiver et même de printemps.
Dans le journal qu'il tient au jour le jour, Sylvain Tesson se fait à de nombreuses reprises le défenseur de la vie d'ermite qu'il oppose à la vie en société, qu'il tient en piètre estime. Dans la vie d'ermite on serait libre, ce qui ne serait pas le cas en société, parce que l'on y posséderait le temps :
"Je suis libre de tout faire dans un monde où il n'y a rien à faire."
Car :
"La seule chose qui passe ici, c'est le temps."
En ville il souffrait :
"Il faut d'abord avoir souffert d'indigestion dans le coeur des villes modernes pour aspirer à une cabane dans la clairière."
L'ermite n'a pas besoin de la société, au contraire des révoltés qui en ont besoin pour s'y opposer :
"Si la société disparaissait, l'ermite poursuivrait sa vie d'ermite. Les révoltés, eux, se trouveraient au chômage technique."
C'est pourquoi il n'hésite pas à employer un gros mot :
"En cabane, on vit à l'heure contre-révolutionnaire. Ne jamais détruire, se dit l'ermite, barrésien, mais conserver et continuer."
C'est bien simple :
"L'ermite accepte de ne plus rien peser dans la marche du monde, de ne compter pour rien dans la chaîne des causalités. Ses pensées ne modèleront pas le cours des choses, n'influenceront personne. Ses actes ne signifieront rien. [...] Quelle est légère cette pensée ! Et comme elle prélude au détachement final : on ne se sent jamais aussi vivant que mort au monde !"
Ce qui l'amène à poser cette question qui contient sa réponse :
"Faut-il tuer Dieu, mais se soumettre aux législateurs, ou bien vivre libre dans les bois en continuant à craindre les esprits ?"
Ces propos libertaires ont une fraîcheur réjouissante que viennent ternir des propos beaucoup plus convenus sur la décroissance que l'auteur appellerait bien de ses voeux mais qu'il sait inapplicable - "Pour l'appliquer, il faudrait un despote éclairé" - sur la Terre qui serait "surpeuplée, surchauffée, bruyante" et sur laquelle "une cabane forestière est l'eldorado", sur l'énergie grise :
"L'énergie grise explose quand la valeur calorifique des aliments est inférieure à la dépense énergétique nécessaire à leur production et à leur acheminement. [...] L'énergie grise, c'est l'ombre du karma : le décompte de nos péchés. Un jour nous serons sommés de les payer."
A ce point de vue l'ermite serait vertueux :
"L'ermite sait d'où vient son bois, son eau, la chair de ce qu'il mange et la fleur d'églantier qui parfume sa table. Le principe de proximité guide sa vie. Il refuse de vivre dans l'abstraction du progrès et de ponctionner une énergie dont il ignore tout."
Au moins Sylvain Tesson ne se prétend-il pas moderne :
"Etre moderne : refuser de se préoccuper de l'origine des bienfaits du progrès."
Il y a moyen de se réconcilier avec lui quand il dit :
"D'où vient mon amour des aphorismes, des saillies et des formules ? Et d'où vient ma préférence des particularismes aux ensembles, des individus aux groupes ? De mon nom ? Tesson, le fragment de quelque chose qui fut."
Et de prendre de nouveau ses distances avec lui quand il distingue de cette manière chrétienté et christianisme :
"Je me sens de la chrétienté, ces étendues où des hommes , décidant de vénérer un dieu qui professait l'amour, autorisèrent la liberté, la raison et la justice à envahir le champ de leurs cités. Mais ce qui me retient, c'est le christianisme, ce nom que l'on donne au tripatouillage de la parole évangélique par un clergé, cette alchimie de sorciers à tiares et à clochettes qui ont transformé une parole brûlante en code pénal."
Si le clergé trop humain n'est pas exempt d'erreurs bien humaines au cours des temps, n'est-ce pas un autre tripatouillage de la parole évangélique que d'exclure a priori l'existence de peines encourues, en ce monde ou dans l'autre, en conséquence de nos responsabilités d'être libres ?
Ne boudons cependant pas notre plaisir de lecture. Car Sylvain Tesson a des bonheurs d'expression qui ne peuvent que ravir le lecteur. Il sait, par exemple, nous expliquer les transformations qui s'opèrent chez l'ermite. Ainsi son corps se muscle :
"L'énergie se redistribue. Elle est transférée du ventre des appareils au corps humain."
Son esprit étant privé de conversation :
"Il gagne en poésie ce qu'il perd en agilité."
J'aime enfin cette phrase qui résume le pourquoi de son passage du nomadisme - Sylvain Tesson est avant tout un globe-trotter - au sédentarisme pendant ces six mois de 2010 pendant lesquels il a connu l'hiver sibérien puis le surgissement spectaculaire du printemps :
"Je veux m'enraciner, devenir de la terre après avoir été du vent."
Francis Richard