Nous voici réunis, comme chaque année, en ce 11 Novembre, pour célébrer la mémoire des combattants de la Grande Guerre. Depuis que le dernier d'entre eux a disparu, le souvenir personnel des souffrances et des sacrifices a laissé la place à l'Histoire.
Mais pour que tant de souffrances et de sacrifices n'aient pas été consentis en vain, nous avons un devoir moral : faire en sorte que cette Histoire construite sur tant de destinées tragiques continue d'être une Histoire partagée, dans laquelle chacun reconnaît une part de lui-même et puise cette fierté de notre pays que nous voulons garder et que nous voulons transmettre à nos enfants.
J'irai tout à l'heure me recueillir sur la tombe de Charles Péguy.
En 1909, il avait écrit à propos de l'Histoire dont Michelet disait « elle est une résurrection » : « il ne faut pas passer au long du cimetière, ni passer au long des monuments (...), il s'agit de remonter en nous-mêmes comme l'on remonte le cours d'un fleuve ».
Oserais-je dire que pour remonter le cours de notre propre histoire, car c'est la nôtre, nous ne devons pas simplement commémorer, nous devons communier.
Communier, non seulement par le geste, mais aussi par la pensée avec les vertus de devoir, de courage et de sacrifice de ceux qui se sont tant battus pour nous, mais aussi avec leur douleur, car la douleur fut immense.
Les générations qui commencèrent cette guerre l'avaient regardée venir d'abord comme une fatalité, puis comme une nécessité. Toute une jeunesse qui souffrait d'une forme de désespérance et d'un manque d'idéal, avait même fini par la regarder comme une rédemption.
Elle cherchait une mystique.
Elle épousa celle du sacrifice.
Péguy avait écrit :
« Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
couchés dessus le sol à la face de Dieu (...),
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre,
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés »
Cette jeunesse partit avec ses aînés le cœur presque gai vers le grand massacre.
Péguy mourut aux premiers jours de la guerre, dans les premiers combats, debout sous la mitraille, d'une mort de poète, dans un geste héroïque et naïf.
Quelques jours après, Alain Fournier, son ami, l'auteur du grand Meaulnes, sera foudroyé à son tour.
La guerre devait être fraîche et joyeuse et ne durer que quelques semaines. Elle fut la plus atroce des guerres et elle dura quatre ans.
Après le baptême du feu de ce mois d'août 1914 si sanglant, après la guerre de mouvement, effroyable saignée, l'horreur des tranchées attendait les survivants du massacre.
Aucun mot, sans doute ne peut rendre compte de ce que vécurent ces hommes entassés dans des boyaux de boue sanglante, à demi inondés, jonchés de cadavres, attendant la peur au ventre sous les obus l'ordre de monter à l'assaut.
Le miracle fut que chacun se battit jusqu'à l'extrême limite de ses forces et nul n'avait songé qu'elle pourrait être repoussée aussi loin.
Tous furent des héros, même ceux qui, après avoir affronté avec un courage inouï, les plus terribles épreuves, refusèrent un jour d'avancer parce qu'ils n'en pouvaient plus.
D'un côté de la ligne de front comme de l'autre, les lettres des soldats à leurs familles expriment au milieu de la douleur et de l'angoisse, les mêmes sentiments d'honneur et de devoir.
Meurtrie, blessée, saignée à blanc, amputée pour longtemps de ses forces les plus vives, la France éprouva dans cette horreur le sentiment de son unité avec une intensité qu'elle n'avait jamais éprouvée auparavant. Le mot fraternité prit dans le malheur un sens qu'il n'avait jamais eu.
Les familles de pensée, les origines, les classes sociales s'unirent dans la douleur et le sentiment profond d'une destinée commune.
« Plus jamais ça » s'écrièrent les survivants qui revinrent de l'enfer.
Ils avaient fait leur devoir. Mais ils l'avaient fait d'abord pour que leurs enfants n'aient pas à leur tour à souffrir comme ils avaient souffert.
Ils voulaient que cette guerre qui avait atteint le comble de l'horreur et de la souffrance à cause de la folie des hommes fût la dernière des guerres.
Ils voulaient qu'en regardant en face cette horreur et cette souffrance, chaque homme se guérît de cette folie qui avait conduit l'Humanité à cette extrémité.
Ils voulaient désormais que la Nation fût un partage et non plus une volonté de puissance. Ils voulaient qu'elle fût fraternelle et non plus conquérante. Ce furent ces générations sacrifiées qui
mirent la guerre hors la loi.
On sait ce qu'il advint.
Loin de suffire à calmer la folie des hommes, le souvenir de cette horreur attisa la vengeance. Il n'y eut pas de pardon. Alors, la rancœur arma à nouveau le ressort de la tragédie.
Une autre horreur emporta le monde. A l'horreur de toutes les guerres, elle mêla celle du génocide. Le crime inexpiable de la Shoah fit entrevoir à toute l'Humanité la possibilité de son
anéantissement.
L'Humanité eut peur et cette peur nourrit une aspiration.
Contrairement à ce qui s'était passé après la Grande Guerre, cette fois-ci le pardon fut au rendez-vous et l'Europe pu entreprendre enfin de se réconcilier avec elle-même après être passée deux
fois au bord du suicide.
L'Europe est une entreprise de paix qui s'est construite sur le sang versé dans trois guerres dont deux mondiales, grâce à des hommes de bonne volonté. Ce qu'ont construit pour nous Winston
Churchill, Robert Schuman, Jean Monnet, Alcide de Gaspéri, Konrad Adenauer, le Général de Gaulle sont notre bien le plus précieux. Nous avons le devoir de le préserver à tout prix.
Mais alors, faut-il occulter nos guerres ?
Faut-il alors oublier nos soldats morts pour que nous puissions continuer d'être libres et pour que nous soyons une Nation qui continue d'écrire sa propre histoire ?
Pendant la Grande Guerre, tous les Français en âge de combattre furent soldats.
Certains devancèrent même l'appel parce que la France les avait accueillis et qu'ils voulaient honorer la dette qu'ils pensaient avoir à son égard. Je songe à Lazare PONTICELLI qui fut le dernier
survivant et qui disait : « Je voulais rendre à la France ce qu'elle m'avait donné ».
L'histoire est tragique parce qu'elle est humaine.
La France n'a existé que parce que des hommes ont accepté de se sacrifier à sa cause et parce que cette cause les a unis jusqu'à l'ultime sacrifice.
Occulter la dimension tragique de l'Histoire ce serait nous condamner à sortir de l'Histoire. On ne construit pas la Paix en renonçant à se défendre.
On construit la Paix sur le courage, la fidélité et le sens de l'honneur.
On construit la Paix sur la certitude que l'honneur et la dignité d'un peuple ne se marchandent pas.
Où seraient l'honneur et la dignité d'un peuple qui n'honorerait pas la mémoire de ceux qui ont aimé si sincèrement et si profondément leur pays qu'ils ont risqué leur vie pour lui.
En septembre 1914, un jeune peintre de 24 ans qui allait mourir aux Eparges le 5 avril 1915 écrit à sa mère :
« Auparavant, j'aimais la France d'un amour sincère, encore qu'un peu dilettante : je l'aimais en artiste, fier de vivre sur la plus belle terre, mais en somme, je l'aimais un peu à la façon dont
un tableau pourrait aimer son cadre.
Il a fallu cette horreur pour sortir tout ce qu'il y a de filial et de profond dans les liens qui m'unissent à mon pays...»
Le jour où plus une seule femme, un seul homme sera capable d'écrire cela, il n'y aura plus de France.
« Honneur et Patrie », le jour où ces mots ne toucheront plus le cœur d'aucun Français, le jour où ils seront devenus incompréhensibles pour la plupart d'entre eux, il n'y aura plus de France.
Le jour où les corps des soldats morts pour la France gagneront leur dernière demeure dans l'indifférence, il n'y aura plus de France.
Soldats de la Grande Guerre qui avez tant souffert, vous nous avez tous quittés, mais la flamme du souvenir ne s'éteindra pas.
Le 11 Novembre demeurera à jamais le jour où dans toutes les villes et tous les villages de France, devant les monuments aux morts où sont gravés les noms de ceux d'entre vous qui ne sont jamais revenus, nous irons nous recueillir et vous rendre l'hommage qui vous est dû.
Mais dans cette journée à laquelle la pire des guerres a donné une signification si profonde, c'est à tous les « morts pour la France », vos frères dans le sacrifice, que la Nation rendra désormais aussi hommage.
Qu'il soit bien clair qu'aucune commémoration ne sera supprimée et qu'il s'agit seulement de donner plus de solennité encore au 11 Novembre alors que tous les témoins ont disparu.
Il ne s'agit pas d'honorer la guerre.
Il s'agit d'honorer ceux qui sont tombés en faisant leur devoir pour leur pays.
Il s'agit d'honorer aussi ceux que l'on n'a jamais honorés, ceux que l'on a oubliés, ceux auxquels l'on se contente de dire une fois merci au moment des funérailles mais dont on délaisse ensuite la mémoire parce que l'on préfère oublier les guerres dans lesquelles ils sont tombés.
C'est pourquoi le Gouvernement déposera dans les semaines qui viennent un projet de loi qui fera de la date anniversaire de l'Armistice de 1918 la date de commémoration de la Grande Guerre et de tous les morts pour la France, donnant ainsi sa pleine signification à l'intitulé de la loi du 24 octobre 1922 instituant la date du 11 Novembre comme jour de « commémoration de la Victoire et de la Paix ».
Le Gouvernement apportera aussi son soutien à la proposition de loi visant à rendre obligatoire l'inscription sur les monuments aux morts des noms des « Morts pour la France ».
Je pense en particulier à tous les morts en opérations extérieures.
Ceux qui sont tombés en Indochine, à Suez, en Afrique du Nord mais aussi dans les Balkans, au Moyen-Orient, au Tchad, en Côte d'Ivoire, en Afghanistan ont droit au respect et aux honneurs que la Nation réserve à ceux qui ont fait pour elle le sacrifice de leur vie.
Nous le devons non seulement à leur mémoire, mais aussi à leur famille, à leurs frères d'armes et à ceux qui continuent à risquer leur vie pour servir la cause de la France.
Et c'est dans le même esprit que sera entrepris à Paris la construction d'un monument dédié aux soldats morts en opérations extérieures sur lequel leurs noms seront inscrits.
Depuis 10 ans, 158 soldats ont perdu la vie et près de 1500 ont été blessés dans ces opérations.
En ce 11 Novembre, où pour la première fois nous rendons à tous nos morts un même hommage solennel, je voudrais que nous ayons une pensée particulière pour les 24 soldats qui depuis un an sont morts en Afghanistan.
L'hommage qui s'adresse aux morts s'adresse aussi à ceux que la guerre a meurtris dans leur chair, aux blessés, aux mutilés, à ceux qui souffriront toute leur vie d'avoir fait leur devoir.
Je veux leur dire aujourd'hui que la Nation ne les oublie pas et qu'elle leur exprime sa gratitude.
Le soldat risque sa vie, il le sait. C'est le destin qu'il s'est choisi.
Mais c'est un destin singulier, un destin tragique qui lui confère dans la cité une place hors du commun et qui exige de lui des vertus exceptionnelles de courage et d'engagement.
C'est l'honneur d'un grand peuple de respecter ses soldats et d'honorer ceux qui sont morts pour le défendre.
Vive la République !
Vive la France !