Or le contraste est frappant entre de tels outils de mort, qui mettent en danger la vie des adolescents, et l’indifférence ou l’inertie des responsables de la santé publique et du parlement, lequel tarde étrangement à légiférer. Ignorance ? Aveuglement ?
Comment expliquer ce qu’il faut bien appeler une coupable tolérance des décideurs, ceux-là même qui pourtant se préoccupent des méfaits de la drogue, de l’alcool, voire de la malbouffe sur la jeunesse ?
Et si l’urgence était plutôt de repousser aux calendes grecques le vrai débat qui reste à faire, celui des libertés fondamentales ?
En haine du corps, état des lieux :
Souvenons-nous d’Isabelle Caro, décédée en 2010 alors qu’elle préparait un vidéo-clip intitulé « J’ai fin » (sic), souvenons-nous de la campagne courageuse qu’elle mena en 2007, pour « réveiller les consciences » contre l’anorexie dans les milieux de la mode. « La maigreur, ça engendre la mort, disait-elle, et c’est tout sauf la beauté. »
Souvenons aussi d’Ana Carolina Reston, mannequin brésilien, morte à 18 ans d’anorexie, en 2006. Elle ne pesait plus que 40 kg pour 1m74. On nous apprit qu’elle ne mangeait plus que des pommes et des tomates, et qu’elle était dans un tel état de faiblesse que les médicaments qu’elle prenait ne lui faisaient plus aucun effet. Par suite, on s’interrogea quand même sur le poids minimum requis pour autoriser un mannequin à défiler, un consensus semble s’être établi autour d’un IMC de 18, soit pas moins de 56 kg pour 1m75… Bel effort ! Mais l’OMS situe entre 18,5 et 24,9 l’IMC d’une femme en bonne santé.
À la suite de quoi la maison de haute-couture Chanel publia une mise au point, que nous laissons à chacun le soin d’apprécier, indiquant que « la mode n'est pas responsable de l'anorexie » dont souffrent certaines jeunes filles. « L'anorexie est malheureusement une réalité, un véritable problème de société. Il ne faut pas créer de fausse polémique, la mode n'est pas responsable de l'anorexie. » (d’après Agence)
Aujourd’hui la percutante enquête de Zineb Dryef pour Rue 89 vient donc soulever le voile retombé sur ces sacrifiées. Que fait-elle ? Elle nous force à regarder. Voir ce qu’on ne voit pas, comment se pratique ce fléau discret, insidieux : « La plupart de ces sites, tout en rose et étoiles, sont hébergés par la plateforme française Blog4ever.com », nous dit-elle. Et d’inventorier l’infernale machinerie qui tourne au cauchemar : « Quelle nourriture se vomit le plus facilement ? Comment cacher qu'on ne mange rien depuis des mois ? Combien de kilos perdre en une semaine ? Combien de litres de Coca Light s'envoyer pour ne pas avoir faim ? Comment tenir sans manger mais en faisant deux heures de sport par jour ? »
Et Zineb Dryef de citer les Tables de la Loi de cette secte informelle qui ne dit pas son nom :
- « une liste des dix commandements d'Ana et Mia (les petits noms de l'anorexie et de la boulimie) : « si tu n'es pas mince, tu n'es pas attirante ; être mince est plus important qu'être en bonne santé [...] ; tu ne mangeras point sans te sentir coupable » ;
- un carnet alimentaire quotidien : il comprend les repas, les heures de sport, les passages au-dessus de la cuvette ;
- une évolution du poids de la blogueuse ;
- les redoutables diaporamas photo, notamment les encourageants « avant/après ». Parmi les icônes des pro-ana, on retrouve notamment Nicole Richie, ex-ronde, et considérée comme la modèle à suivre ;
- la promotion du petit bracelet rouge, à porter autour du poignet droit, pour se souvenir que « la bouffe ne passera pas par toi ». On a envie d'ajouter, dit-elle : « Quitte à te tuer ».
Où est passée la proposition de loi n°781 ?
On avait cru cependant tenir la solution en avril 2008, lorsque la députée UMP Valérie Boyer déposa une proposition de loi visant à « interdire la promotion de la maigreur » en listant les blogs incriminés, qualifiés de « dangereux » et « contagieux ». Par suite, le texte de cette loi, qui devait mettre un terme à « la propagande ou la publicité… en faveur de produits, d’objets ou de méthodes préconisés comme moyens de parvenir à une maigreur excessive », fut adopté en bonne et due forme par l’Assemblée nationale… Très bien. Seulement depuis, malheureusement, il s’est égaré quelque part entre l’Assemblée et le Sénat !
Il a fallu une autre femme, Michèle Delaunay, députée socialiste, pour s’en inquiéter en février 2011 auprès du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé, exigeant de savoir pourquoi « deux ans plus tard, le gouvernement n'a toujours pas inscrit cette proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat ». Mais la question est restée sans réponse. « J'ignore pourquoi ce texte n'est pas allé au Sénat, a déclaré Mme Delaunay. En général, on sait que ça peut-être le cas pour des textes qui gênent des lobbies... Mais dans ce cas précis, je ne comprends pas. Rien n'a été fait alors que cette maladie touche de plus en plus de personnes, de plus en plus de jeunes hommes aussi. »
Quoi qu’il en soit, trois ans ont passé, et on attend toujours une loi. Dans un tel cas de figure, que dit l’expérience : la proposition ne sera au mieux examinée qu’après juin 2012, fin de la législature. En d’autres mots, il faudra un nouveau projet de loi… Nous sommes donc en présence de l’enterrement caractérisé d’un vrai problème de santé publique !
Et Michèle Delaunay, en tant que médecin, s’en indigne : « C'est dévastateur. De nombreuses femmes ont vu leurs vies démolies durablement par l'anorexie. J'ai dans mon entourage une écrivaine qui n'a jamais guéri, qui n'a jamais vécu normalement. Tout doit être fait pour que ces blogs soient fermés. D'un désir de mincir un peu prononcé, on peut, par le biais de ces sites, créer une maladie auto-entretenue. »
Corps formatés, corps tyrannisés
« Je ne comprends pas ! » dit Michèle Delaunay.
Pourquoi, oui pourquoi une telle violence faite aux corps ? Et pourquoi l’évoquer est-il de l’ordre du tabou ? Nécessite-t-il tant de luttes ?
Or si les canons imposés varient suivant les époques et les cultures, la « bonne » apparence passe toujours par la soumission à un modèle de taille patron, objet de marchandisation et d’échange, adapté aux modes de fonctionnement et conditionnant l’intégration sociale. Un phénomène terriblement amplifié par le règne de l’Image et l’omniprésence des médias. Malheur à ceux qui ne s’y conforment pas, ils se marginalisent et s’excluent ! Et bien peu cependant sont ceux qui atteignent la « perfection », ils ne leur reste plus qu’à entretenir toutes sortes de complexes !
Peut-être bien, néanmoins, que rapprocher cette violence retournée contre soi d’autres formes de violence similaires imposées à la conscience collective nous aiderait à dissiper cette sorte de névrose partagée ?
Pensons, par exemple, au droit de donner la vie librement, qui ne fut accordé aux femmes qu’en 1975, par la loi Simone Veil instituant l’avortement légal. Que de honte, de souffrances, d’angoisse enfin délivrées !
Pensons aussi au viol banalisé, à l’inceste, gardé pour soi, à la violence quotidienne du harcèlement, aux milliers de militantes féministes qui ont défilé ce 5 novembre 2011 à Paris pour dénoncer les violences infligées aux femmes, et réclamer une loi-cadre et de réels moyens d'appliquer la législation.
Et puis pensons à tous ceux qui sont d’aspect, de morphologie, voire d’âge, de race ou d’habitudes sexuelles un peu différents, ne rentrent pas dans les critères. Ne s’agit-il pas encore et toujours de se réapproprier un corps qu’on nous dénie, traversé par les pouvoirs, les diktats ?
« Les TCA [Troubles du Comportement Alimentaire - NDLR] sont des pathologies, nous dit ce témoignage d’une anorexique. Il est impossible d'avoir des chiffres exacts mais on estime qu'ils touchent 1% des adolescentes, et 8% en meurent (dénutrition, étouffement, problèmes cardiaques, suicide). Ces chiffres ne révèlent que trop peu l'horreur vécue par les malades. Je ne veux pas basculer dans le pathos, mais je vous livre ici quelques conséquences des TCA, non seulement pour sensibiliser, mais aussi dans l'espoir de permettre à certains de déceler ces troubles chez un de leurs proches :
- variation du poids (perte pour l'anorexie et la boulimie, prise pour l'hyperphagie),
- dégradation voire chute des cheveux, ongles et dents,
- saignement des voies respiratoires et du dos de la main,
- aménorrhée,
- évanouissements,
- état dépressif,
- perte de la mémoire,
- léthargie,
- problèmes cardiaques...
La liste est encore longue. »
(« Je ne veux pas être comme Kate Moss », Rue89, 22.05.2011)
Aux États-Unis, il existe une catégorie d’Américains hors-norme, parce que très gros, parfois plus que gros, on les appelle Fat men (hommes obèses). Ils ont cette particularité qu’ils s’en glorifient, se comportent partout en dominants, pas forcément sympathiques. Fat man est d’ailleurs le surnom qui fut donné à la Bombe A larguée sur Nagasaki, le 9 août 1945, une arme de destruction massive.
Notons malgré tout, eh bien oui, que la société américaine ne leur a laissé d’autre moyen pour acquérir un vrai statut, et la dignité à laquelle ils aspiraient, que le mépris, l’agressivité et l’arrogance. Violence contre violence, en somme. Mais ce n’est pas parce qu’ils s’affichent en vainqueurs que pour autant ils soient libres : on a envie de dire, au contraire…
Trop grand ? Trop petit ? Trop gros ? Trop ceci ? Trop cela ? Par-delà tous les atavismes et archaïsmes, puisque le droit d’exister passe par le droit d’être dans son corps, c’est collectivement qu’il nous reste à accepter l’Autre pour nous accepter nous-mêmes. Beau programme !
(Sources : Rue89, Daphnée Malleval,Témoignage d’une anorexique, 22.05.2011, Zineb Dryef, Les limbes parlementaires, 27.10.2011)