The Creators Project (Teen Daze + Yuksek + Atlas Sound + Florence & The Machine + Company Flow + Justice DJ-set), DUMBO (Down Under the Manhattan Bridge Overpass), Brooklyn, New-York, le 15 octobre 2011
A New-York, il y a des salles de concerts. On entre rarement en dessous de 25$, la bière est à 7$ (plus « tip »), l’ambiance est impersonnelle, les gens ont tellement de mal à oublier ce qu’ils ont dû payer pour être là que leur enthousiasme est souvent un peu forcé, l’air est trop conditionné, on peut pas fumer et les enfants restent à la porte. Et puis à New-York, il y a les événements où vont les petits malins, les « kids who think it still exists », dont parle la chanson que tout le monde connait sans jamais avoir écouté les paroles.
Pour assister à la fête de The Creators Project, il fallait aussi être un petit chanceux. En plus d’être parmi les premiers à réserver, seuls ceux sélectionnés par tirage au sort recevaient leur bon pour une journée gratuite de concerts exceptionnels dans un lieu magique. Si James Murphy ne veut plus recevoir la newsletter, tant pis pour lui, j’irai m’amuser à sa place.
Avec rien de plus qu’un laptop, une surface de contrôle MIDI, une paire de lunettes à montures invisibles et un pull en laine H&M, le set du jeune homme à la mode de Vancouver dont le moindre prout est relayé par Pitchfork sent plus l’adoucissant pour lavage en machine de matière délicate que la sueur. Conscient de son manque évident de présence, il compense en dodelinant excessivement de la tête et en sur-mixant grosses caisses et infra-basses.
Seulement, toute performance live ne mérite pas d’être puissante ou « punchy ». Faut pas non plus essayer de se battre avec des armes qu’on ne possède pas : la musique de Teen Daze séduit grâce à des atmosphères délicates et évanescentes, alors à quoi bon l’alourdir et la dénaturer avec des beats disco fatigants, des breaks prévisibles et des basses assourdissantes ?
Teen Daze ne chante jamais, et si un micro est présent sur scène, il ne sert malheureusement qu’à remercier le public et à s’excuser de ne jouer que des nouveaux morceaux. Les voix brumeuses, distordues par un long trajet depuis les rêveries d’un garçon sensible, viennent du laptop avec tout le reste, résultat synthétique de doigts appuyés au bon moment sur les bonnes touches de silicones.
Le temps d’aller s’acheter un falafel et de revenir et le futur docteur en philosophie de l’université de Hawaï (voir page 5) a déjà plié bagages. Confus d’avoir manqué un des personnages les plus intrigants de ces dernières années et déjà honteux de devoir l’avouer dans ce report, je demande autour de moi ce qu’il s’est passé. On me raconte des histoires de karaoké, de transe, de hurlements et de poings frappés contre le torse. J’ai jamais autant regretté un falafel.
Le retard que prennent les balances laisse le temps à l’oeil averti d’admirer les outils tout à fait vintage qui se pavanent sur scène. Ce Juno 60 me semble en excellent état, dites donc, et ce MC-202, c’est pas tous les jours qu’on en voit, sacrebleu ! Alors qu’on pourrait penser qu’elle n’est que le résultat de lignes de 0 et de 1, c’est très excitant de découvrir que la musique du Bordelais est reproduite sur scène avec de vrais instruments et surtout avec l’appui d’un véritable groupe.
Quand Yuksek commence à jouer, le résultat est largement à la hauteur de l’attente : cocorico. Le déhanché est électronique, l’énergie rock et les mélodies pop. Les morceaux s’enchaînent avec une puissance et un groove que seuls des hommes-machines peuvent produire. Le savoir-faire et la maîtrise technique avec laquelle les trois musiciens jouent rendent grâce à toute l’inventivité de leurs morceaux et tout le monde mouille le maillot.
Un deuxième album est sorti en juin dernier, d’autres dates sont prévues à New-York dans les jours à venir. Yuksek à la conquête de l’Amérique ? Quoi qu’il en soit, il y aura toujours des Français pour faire swinguer les bals musettes.
La nuit tombe, la foule se fait plus compacte, le cube d’acier scintille, les briques rouges de Brooklyn se teintent des couleurs que projette une scène qui se prépare à soutenir la présence d’un épouvantail, d’une sirène, d’un ménestrel sorti d’un bain d’éther. Y’a pas grand chose de plus beau et de plus touchant qu’Atlas Sound. Tout seul sur scène, y’a pas grand monde d’aussi présent, d’aussi charmant.
On comprend pas comment ça marche. Des pédales sont enclenchées, des complaintes sont chantées, des accords sont grattés. La guitare est acoustique, l’atmosphère, fantasmagorique. Bradford Cox n’a rien à dire, ce qu’il a à offrir n’est que mélodie, arpèges et brume sonore. Sa générosité est filtrée par sa musique et ne se verbalise que lorsque tous les morceaux joués ont été joués.
Il a pas beaucoup souri, mais il a été content d’être là. Y’a pas des « trucs comme ça », là d’où il vient, à Atlanta, en Géorgie, nous dit-il. Mais il nous dit aussi que peut-être c’est ici qu’elle est, maintenant, sa maison, à New-York. On sait pas, du public ou de l’artiste, qui remercie l’autre le plus.
C’est bien, quand c’est comme ça. C’est comme ça, quand c’est bien.
Après quelque chose d’aussi bouleversant, c’est pas facile de se farcir la diva Florence. À grand renfort de harpe, de choristes, d’orgue et de batteur apparemment fou amoureux du son que produisent ses toms lorsqu’ils sont tous frappés en moins d’une demi seconde, les vocalises hurlées de Cosmic Love font vibrer nos tympans avec une inquiétante violence, même à une distance raisonnable de la scène. C’est pas qu’elle fait pas dans la demi mesure, c’est plutôt qu’elle pourrait pas faire plus, faire pire.
Son site nous apprend qu’elle compose ses morceaux ivre ou avec la gueule de bois. On n’a pas de mal à le croire, tant ses jérémiades boursouflées semblent provenir de la gorge d’une ivrogne qui a fait fi de toute notion de retenue et de pudeur. Ah ça, le chant est juste, le vibrato vibre bien, le souffle ne faiblit jamais et Amel Bent peut retourner à la Nouvelle Star ; mais quel autre sentiment que l’exaspération peut-on susciter en surjouant autant une pop qui n’avait pas pour ambition d’être mainstream ?
Ça rappe dur sur l’autre scène. Le trio hip-hop du Brooklyn des années 90, reformé pour quelques dates, ne semble pas avoir perdu de sa gouaille. Si les années ont passé, si ces messieurs sont désormais pères de famille, pas question pour autant de ranger son poing dans poche – littéralement – ni de se mettre à exalter avec arrogance le même matérialisme que A$AP Rocky, qui jouait un peu plus tôt.
On rend hommage aux occupeurs de Wall Street, on lance quelques conseils sur comment « vivre sa vie » (apparemment, il ne faut pas utiliser d’iPhone : 95% du public avale de travers), on dédie un morceau à Staten Island, le « borrough oublié », on chante un rappel, un deuxième rappel, on montre qu’on est vraiment content et on s’en va.
Justice (DJ-set)
Comme si les acouphènes que m’avait offerts Florence n’étaient pas assez pénibles, c’est aux gros benêts en blouson de cuir de Versailles d’achever de percer mes tympans à grands coups de disco 70′s sur-compressée et vaguement remixée. Je m’en vais et apprends plus tard que la police s’est chargée de couper court à la fête. Comme quoi, en ce bas monde, il y a quand même une j…
Avant de rentrer à la maison, la chambre de son et de lumière de Jonathan Glazer et J. Spaceman (Spacemen 3, Spiritualized), m’apporte tout le réconfort dont j’ai besoin. Comme dans un cocon qui serait un sauna avec la forme d’une cathédrale, le visiteur est plongé dans le nuage d’un sample de Ladies And Gentlemen We Are Floating In Space qui n’en finit pas de s’enrouler sur lui-même. L’air est légèrement trop chaud, trop lourd, suave.
Depuis cinq tunnels percés dans un mur, cinq colonnes de lumières viennent caresser les paupières fermées des hôtes allongés sur le sol, un élément de la chanson accompagnant une source lumineuse. Chacun entre en résonance avec un orgue, une guitare, une percussion, un choeur, une voix ; les corps s’alourdissent, les muscles se plongent dans une atonie tendre et bienveillante : « All I want in life’s a little bit of love to take the pain away, getting strong today, a giant step each day… All I want in life’s a little bit of love to take the pain away… ».