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Brassens ou le désaccord parfait (13) chanson

Par Montaigne0860

Hécatombe

Brassens ou le désaccord parfait (13) chanson
Le livre « Bonjour Brassens » paru en 2001 (et dont une nouvelle version est présentée ici sous le titre « Brassens ou le désaccord parfait ») proposait à la fin de ses douze brefs chapitres une série d’analyses de chansons que l’on reprendra en y ajoutant deux ou trois textes parus ailleurs (dont cette lecture d’ « Hécatombe » parue il y a quelques années dans la revue des Lettres sciences et Arts de la Corrèze).

On peut se débarrasser aisément d’Hécatombe : il suffit d’affirmer que c’est une pochade lourdement macho, composée par Brassens pour amuser les copains. Dans ce cas, on voudra bien mettre au rancart les Fabliaux, les œuvres complètes de Rabelais et toute la poésie héroï-comique de notre histoire littéraire.

Mais nous sommes des gens sérieux, c’est-à-dire que nous aimons rire et que nous sommes attentifs aux merveilles de l’imagination qui nous semblent plus vraies que la prétendue réalité. Ce chant s’avance vers nous depuis plus de soixante ans, on en rit toujours, on aime ça, on en redemande. L’amateur sait pourtant que Brassens ne fait jamais ses fables pour le seul plaisir de rigoler, il suggère ; il dit et répète : « Je suis un suggéreur » ; mais au fait, que suggère-t-il dans le nom de « Brive la Gaillarde » ?

Chanter, c’est nommer d’abord. Or, il faut que le nom convienne et ce n’est pas si facile. Brassens précise qu’à l’époque de l’écriture d’Hécatombe, il n’avait jamais mis les pieds à Brive la Gaillarde et qu’il a entendu ce nom dans les pièces de boulevard de son temps. Disons d’emblée que Brassens y met sa mémoire majeure, mimant dans une ruée féroce la hantise de la guerre atroce qui a vu la fin des hommes en uniforme, gens d’armes, massacreurs bruyants de printemps dévastés dont la suite aujourd’hui encore s’égrène en dates et en nombres terrifiants (1940-1945 : 50 000 000 de morts).

L’hécatombe qui « fut la plus belle de tous les temps » reprend en 1950 cette horreur grave. Le lieu choisi pour transposer l’événement cardinal du siècle est une des trente mille communes de France. Mais pourquoi celle-ci ? Que vient faire Brive la Gaillarde dans cette histoire?

On notera en passant que les braves gens, les porteurs de cravate et de mallettes, les efficaces Joseph Prudhomme de notre post modernisme informatique, parlent de Brive. Un point c’est tout. Ils pensent sans doute que « la gaillarde » est grossière, démodée, fastidieuse et sent son faisandé. Non contents d’envahir nos halliers de villas uniformes, de semer nos friches lumineuses de leurs champignons cubiques où ils coulent des jours qu’ils disent heureux, voilà qu’ils s’en prennent aux noms, qu’ils les émondent (les mettent hors du monde) et leur enlèvent ce parfum lourd qui ne demandait rien d’autre que de poursuivre son petit jeu non conforme.

Au contraire, Brassens conserve le blason de Brive : c’est même cet ornement qui va donner le « la » de la chanson « gaillarde » ; le chanteur prend en outre bien soin de semer des pépites qui suggèrent dans leur course burlesque que c’est l’autre hécatombe – la vraie, la malheureusement vraie – qui hurle là derrière. Ainsi le texte évoque-t-il le « vieux maréchal des logis », dont le portrait en effet orna quatre ans durant les logis des français. Les sons en glas, paradoxalement jubilatoires, insistent sur « tombent, tombent, tombent, tombent », rimant avec hécatombe, mais c’est un allant de cimetière où le sarcasme met à vif une sensibilité hantée jusqu’à l’écœurement par les tombes qui s’abattent en masse sur les corps abolis, l’inverse du jugement dernier tel qu’il figure aux tympans des cathédrales.

Oui, Hécatombe est un jugement premier, une réaction animale face à l’ordre, aux gens d’armes si misérables, tellement idiots.

On sent que « non à la guerre » eût été un peu court : le slogan est un dédouanement paresseux qui dissout soigneusement toute réflexivité. Il fallait inventer quelque chose qui fût un conte vengeur. Rien de plus naturel alors que de chanter une aventure paradoxale, où le grotesque desserre les mâchoires de celui qui dut se terrer longtemps dans l’impasse du silence forcé et le mouvement naturel du révolté prend systématiquement à rebours l’horreur qui grève lourdement ce siècle presque vain. Mieux vaut en rire.

Les amateurs de chansons un peu distraits ne parlent que rarement d’Hécatombe, comme si ce titre et sa rime effroyablement riche provoquaient un recul effarouché de la mémoire. On préfère demander au chanteur de passage : « Mais si, tu sais, Brive la Gaillarde, tu vois ? » Et le musicien démarre en do majeur, il se pourlèche, il sait. Ainsi, c’est donc « Brive la Gaillarde » qui est le vrai titre de la chanson. Contrairement à Romorantin, Laon ou Nantua, notre cité est ainsi découverte, ou plutôt inventée comme on le dit de Colomb et de l’Amérique. Certes, Brive la Gaillarde a existé de tout temps, mais son entrée fracassante dans notre imaginaire a besoin d’un intercesseur, et comme pour Colomb-Vespucci, il faut un grand traducteur, un immense explorateur de vagues ou de mots. Brive la Gaillarde abandonne alors son rôle de ville moyenne de Corrèze pour devenir la capitale d’une épopée ubuesque, Iliade de trois minutes où l’aède est tout sauf aveugle (Brassensus dicitur non caecus fuisse).

Le spectateur chanteur « De la mansarde où [il]réside » décrit avec délectation le combat inégal des pandores contre les mégères. Il voit, il admire, il en croit ses yeux et nous le chante avec rire en façade et inventions verbales superbes dont le « gendarmicide » constitue un des fleurons inoubliables. La scène péremptoire s’inscrit aussi sûrement dans nos tympans que « les sanglots longs », mais loin de la « langueur monotone », c’est un rire immense qui nous attend, éclats de rires qui font pièce aux éclats d’obus qui jetèrent à la tombe des millions d’innocents. Cette vaste blague cryptée est la réponse de la ‘bergère’ à ceux qui furent si peu bergers de l’être, gens d’armes, soldats, hommes ‘forts’ partis en chantant des hymnes trop sérieux.

Les femmes s’en mêlent. Elles attaquent. Il fallait inverser la lutte, certes, mais c’est aussi que les femmes et les enfants d’abord furent les victimes les plus nombreuses de ce qu’on a encore le culot d’appeler une guerre, alors qu’on sait que ce fut bien autre chose, un massacre pour dire le mot, le plus épouvantable de l’histoire des hommes.

Les femmes s’en mêlent et la question se pose : se battre, c’est bien beau, mais avec quelles armes ? Le burlesque impose logiquement le renversement de tous les ordres : le corps défendant, celui qui avait porté, mis au monde, allaité les petits d’hommes qui allaient incendier la planète, le corps défendant donc devient corps attaquant : « mamelles », « gigantesques fesses », tout est bon.

La tradition fait croire que la femme se tait, va à la messe, nourrit la nichée et pleure aux enterrements. Mais après la tuerie, c’en est trop. Chacune d’elle devient « la gaillarde », et toutes ensemble cassent l’aventure humaine en quelques minutes, histoire de rigoler, histoire de se venger, histoire d’une contre-histoire qui sans Brassens n’eût jamais été contée. La guerre des sexes, femmes contre hommes, est emportée de haute lutte par le corps des femmes ; on découvre alors stupéfaits que les gens d’armes « n’en avaient pas ». Cette pirouette irrésistible laisse longtemps rêveur. Comment ne pas voir qu’il nous est dit crûment que le pouvoir viril est purement fantasmatique et se résume au trivial : « Circulez, y’a rien à voir ! » ? Les hommes jouaient les gros bras avec leurs armes clinquantes : cette vanité affichée l’était un peu trop, elle cachait en réalité une absence de légitimité et la ‘déculottée’ subie met à jour un vide, une vacance : le phallus, dieu et tous ses attributs sont pures superstitions. Ce faisant, pourtant, le chanteur à la grave voix prouve à nos tympans que le viril a toujours droit de cité : c’est que la castration n’atteint pas celui qui dit la vérité.

On s’attardera en chemin sur la forme parfaite de l’ensemble où le poète use au maximum d’une particularité somme toute étrange de notre écriture poétique : ainsi la lutte des femmes et des hommes va-t-elle être restituée en une succession de rimes croisées, masculines et féminines. Ce délicat chevauchement décrit le combat jusqu’au plus proche de la syllabe chantée. L’articulation fondamentale de la poésie classique va figurer la bagarre au pied de la lettre.

Au fait, ces corps féminins, d’où viennent-ils ? Brave Margot ou Dans l’eau de la claire fontaine présentent le beau corps de nos rêves. Avec Hécatombe on est aux antipodes : l’objet de nos désirs, est retourné superbement ; ce qui devait attirer l’homme, cette fascinante présence, l’affaire éternelle de la séduction ( « La femme ne fait quand même pas grand chose pour déplaire à l’hommei »), se mue en violence meurtrière : l’érotisme est nié, plus question d’être aimée, on n’attire plus, on chasse au contraire, on étouffe, on cogne, on humilie. L’obscène seul est apte à l’assaut. Car le corps qui bat est celui de grosses et grasses femelles, en bref celui des mères : elles avaient donné la vie, leur corps autrefois beau s’était sacrifié pour la reproduction de l’espèce, mais les fils assassins ont déçu et c’est « l’outrage ultime » qu’il convient d’infliger. Comme on voit, Brassens est bien au-delà du politique ou de la contestation juvénile : il chante sur l’endroit le plus naturel du monde et ravage sans vergogne l’ordre humain de la virile apparence. Il est difficile d’aller plus loin dans la révolte.

On notera enfin que cette petite enluminure remuante révèle d’un air faussement candide le secret du siècle : les hommes déconsidérés par leur bêtise meurtrière « n’en ont pas », les femmes vont laisser parler leur corps. Brive la Gaillarde est l’épicentre de ce séisme chanté. La cité signe dans notre imaginaire le lieu d’un cratère bouillonnant d’indignation radicale, rire absolu, subversion indépassable, qui trace énergiquement les nouvelles perspectives de l’évolution des mœurs. Nous savons maintenant que le procès entamé sur les rives de la Corrèze n’a jamais cessé d’élargir ses méandres.

À défaut d’être le chef-lieu du département, ce dont elle n’a cure, l’autrement glorieuse Brive la Gaillarde est devenue le pont dansant et solide sur lequel les femmes passent leur colère rentrée depuis des millénaires. C’est un pont d’Avignon à l’envers où les dames cessent enfin de faire « comme ça ». Les gens d’armes n’auront plus le droit de se mêler de leurs oignons et la rive opposée, celle de la liberté, leur tend les bras.

Une autre histoire peut commencer. La nôtre.


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