Henry Grimes&Rasul Siddik en concert à la galerie Zurcher
Henry Grimes : contrebasse, violon
Rasul Siddik : trompette, percussions
Paris. Galerie Zurcher.
Mercredi 9 novembre 2011. 20h.
La photographie d'Henry Grimes est l'oeuvre du Libre Juan Carlos HERNANDEZ.
J’arrive en retard perdu par le plan fourni par la RATP (Rentre Avec Tes Pieds). La bataille a commencé. Henry Grimes fait grincer et pleurer le violon. Il joue comme Ornette Coleman, sans aucun respect pour ceux qui ont passé des années à travailler pour maîtriser ce délicat instrument. Rasul Siddik joue trompette bouchée mais avec une ventouse, pas une sourdine Harmon. Il ne sonne donc pas comme tant d’imitateurs de Miles Davis, du style Eric Truffaz et Paolo Fresu. Rasul Siddik fait sonner des petites maracas métalliques. Ces vieux Messieurs s’amusent comme des gamins indisciplinés. Il y a de l’émotion brute à foison.
Henry prend sa contrebasse en main. Ca, il maîtrise et comment ! Quel son grave, chaud, puissant. L’homme qui accompagna Sonny Rollins, Albert Ayler, Pharoah Sanders, Rahsaan Roland Kirk est toujours là. Rasul revisite la trompette wah wah. Ca swingue, saperlipopette ! C’est du Jazz noir américain. La contrebasse se plie sous les doigts d’acier d’Henry Grimes. A deux, ils créent un univers. C’est même de la Great Black Music. Rasul utilise une ventouse de plombier. Ca vous débouche les canaux auditifs, par Zeus ! Henry passe à l’archet. La contrebasse est amplifiée ce qui ne me semble pas nécessaire vu la taille de la salle, une galerie d’art. Du moins, cela ne nuit pas. Rasul utilise différents instruments de percussion pour accompagner non pas avec un beat régulier mais avec des ponctuations variées, soudaines. L’archet d’Henry nous emporte dans une vague sonore irrésistible. Une mère tient son fils de douze ans serré contre elle. Craint-elle qu’il ne s’enfuie, effrayé par tant de liberté ? Rasul prend une petite flûte traversière en bois. Le chant d’un oiseau rejoint celui de la Mer. Henry Grimes a toujours son bandeau éponge de tennisman autour de la tête. Il faut dire qu’il se livre sans compter. Rasul a repris ses percussions bizarres. Il en a toute une trousse à outils, une boite à malices. Retour au pizzicato pour le final.
Henry retourne au violon mais libre. Ce n’est pas sa spécialité mais il fait passer ses émotions grinçantes. Rasul a repris sa trompette et joue à écraser le son, à laisser passer le minimum pour un son voilé, aigu, brisé. Il nous fait le brame du cerf à la trompette. Impressionnant. Cette musique, c’est le chaos cosmique. Et pourtant, il y a du mouvement, du rythme sans instrument rythmique. Pour danser là-dessus, il faut être au moins aussi libres qu’eux. Pas facile.
Retour en grâce de la contrebasse. Un son plus ouvert à la trompette. Ca sonne plus classique, plus blues. Il n’est que neuf heures du soir mais il fait déjà nuit. Les aiguilles de l’horloge ont avancé de plusieurs heures d’un coup. Il est facilement trois heures du matin maintenant. C’est bon, un vrai Blues. C’est digne de Charles Mingus. La walking bass par Henry Grimes, c’est spécial, spatial même. Rasul n’est pas en reste. Ces hommes visent et touchent en plein cœur de l’auditeur. Trompette ouverte. Superbes plaintes déchirées, étirées de la trompette, portées par la puissance bondissante de la contrebasse. Ils sont dedans et nous aussi. Rasul joue des balais sur une chemise pour ranger des documents. Ca ne sonne pas comme un tambour mais ça sonne bien en accompagnement d’un solo magistral de contrebasse. Cette musique respire la dignité. Henry passe à l’archet. Là aussi, c’est grave, majestueux. Les notes sont pensées, pesées, jugées. La main droite vient, souple et ferme, faire vibrer les cordes. Souffle de la trompette caressante comme une brise, caresse de l’archet. La trompette revient avec un son froissé, contraint, plaintive comme le vent dans les arbres l’hiver. Duo de sons glissants entre la contrebasse à l’archet et la trompette sans sourdine mais fermée par les doigts de Rasul Siddik. Justement, il ouvre un peu plus le son. Après un tel morceau, il n’y a plus rien à ajouter. Juste une pause le temps d’applaudir et de se remettre de nos émotions.
Henry reprend le violon, Rasul la flûte. Bobby Few, pianiste, ancien accompagnateur d’Albert Ayler lui aussi se lève pour écouter debout une musique qui se tient droite et ferme. La musique grince beaucoup. Comme moi, le garçon en reste perplexe. Il ne lâche pas la main de sa mère.
Une heure de concert et c’est fini. Ils ont plus dit en une heure que bien des musiciens plus policés dans leur vie entière. Henry Grimes est encore physiquement sur cette planète même si son esprit est ailleurs, dans une autre dimension. Profitons en tant qu’il est encore temps.