La littérature digne de ce nom parvient toujours à placer le lecteur en position d'équilibre instable, dans la mesure où elle engage l'existence toute entière. Le Pascal du pari, le Rimbaud de la voyance ou de la Saison en enfer ne peuvent laisser indifférent celui qui prend encore la peine de s'enfoncer dans ces expériences de vie, puisque c'est bien d'elle qu'il s'agit : c'est elle que l'on abat comme un atout majeur, semblable au joueur désespéré qui lance ses ultimes cartes, plein de désespoir et de jubilation mêlés. Au fond, il s'agirait presque de répandre soi-même tous ses organes sur la table de dissection pour en mieux recomposer la pourriture à venir. Sans doute est-ce là le spectacle le plus drôle qui soit.
Le dernier ouvrage de Dominique Quélen est de cette trempe, d'une écriture volontiers viscérale, à tous les sens que l'on voudra prêter à ce terme. Comment lire Câble à âmes multiples, titre digne de Daniel-Paul Schreber ? Si tout porte à croire qu'il s'agit d'un recueil de poèmes, on ne se tire pas à si bon compte d'une telle classification. La forme est multiple et surprenante. Il peut s'agir de l'histoire d'un " je " ou d'un " tu ", qui évolue un peu malgré lui dans l'horreur de la maladie, de bâtiments dont on ne saurait trop dire s'ils sont industriels ou hospitaliers, ou un peu des deux. Tout est morbide, chimique, bétonné. Il reste néanmoins quelque chose des danses de mort médiévales dans les pérégrinations du personnage (?) : " Tu retournes direct au C3 sans rien demander à personne. 13H15 : tu es d'attaque, pas de piqûre. Tu passes du C3 au C2. Le gars du C2 est là, mais mort ou endormi. C'est-à-dire qu'il est allongé par terre et que si tu le frappes il ne répondra pas. Tu dis tes deux phrases. Bien. Il y a un suintement... ". Il ne faut guère s'étonner que l'ensemble des poèmes soit parfois entrelardé de quelques papiers collés, tel ce tableau où chaque maladie se voit attribuer un organe, un remède et un temps de rémission. Ou encore ce thrène en hommage à Myrtho, non pas jeune Tarentine, mais feu animal de compagnie.
" Sortir de la poésie ", suggère le titre d'un des textes du livre. En sortir alors comme d'une maladie. Car Dominique Quélen est un des rares à mettre en avant l'essence fondamentalement tératologique de la poésie. Le lecteur qui s'avancera vers cet ouvrage réitérera le geste accompli par le spectateur de jadis, qui allait observer tour à tour amusé et amoindri les monstres que les forains menaient de ville en ville. Dans ce cadre, tout est difformité, décrépitude : " À la main gauche, les doigts sont placés dans l'ordre suivant : auriculaire, majeur, annulaire, index, pouce ; à la droite : pouce, index, auriculaire, annulaire, majeur. C'est facile à retenir ". Les corps changent sous l'effet du mal, et le traitement détruit les petits morceaux d'humains, dont on ne sait trop s'ils le sont encore : " Pour les plaies superficielles ou peu infectées, des rustines ; s'il y a formation de pus, c'est que le voile, ou Paroi Organique™, est touché ". L'Enfer de Dante dans une zone industrielle de province.
Cependant, il ne faut pas se méprendre sur l'horreur de la situation. Le recueil n'est pas dépourvu d'humour, loin de là. Le style même de Dominique Quélen est bâti de façon à nous jeter au visage l'horreur de ces cadavres vivants, de ces sécrétions et de ces suintements, mais aussi à prendre immédiatement une distance amusée. L'utilisation des lieux communs, des éléments de langage, au milieu d'une prose fluide et superbement rythmée, offre au lecteur une échappatoire possible, une main tendue dans le torrent des mots. Le parasitage du discours devient porte de sortie face à l'atrocité, mais une porte de sortie hélas bien indigente, comme si la seule solution acceptable était celle de l'ordinaire : " Tu ouvres l'armoire à linge, tu prends le matériel de rangement, tu le déplies, tu le poses bien à plat sur le sol, tu l'assembles, tu sors ta règle : deux mètres quatre-vingt-neuf en extension. C'est autre chose ! " ou " Au lieu de se plaindre, il s'en félicite : c'est une aubaine, un nouveau départ inespéré ".
Au milieu de tout cela, l'image la plus juste de l'écriture est celle qui prend place dans l'avant-dernier texte du livre " Bonjour Gérard III " : " Tu y mets la tête de porc, dont tu fais claquer la langue contre la mâchoire. Elle n'entrait pas dans le seau marqué poésie. Tu la fais parler en détachant les syllabes. Au début, ce n'est pas très probant. [...] Par exemple, baisse-toi, colle ton oreille au sol, actionne la mâchoire du porc, elle ballotte un peu, les tendons sont ramollis par la vapeur, fais-lui prononcer les deux syllabes du titre... " Sans doute est-ce le rôle du poète que d'actionner cette tête de cochon, de la faire parler malgré tout. De mettre les mains dans la décomposition de la langue.
Au fond, comment conclure sur la prouesse de cet ouvrage et de son auteur, si ce n'est en le citant une dernière fois : " Ce gars-là, c'est une somme ".
[Samuel Macaigne]
Dominique Quélen, Câble à âmes multiples, éditions Fissiles, 80 p., 12 €