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En salles (le 16 novembre) : Bonne nouvelle, Kassovitz is back ! et il n’est pas content – tant mieux pour le cinéma, et tant mieux pour le débat public. Car derrière son titre droit dans ses bottes – qui n’a rien à voir avec Aristote ou Kant – et un poil crâneur, L’Ordre et la Morale cache un grand film politique, épique, historique, truffé d’action et de suspense, qui a pour cadre la Nouvelle-Calédonie et la prise d’otages d’une trentaine de gendarmes français par des indépendantistes kanaks, le tout dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 1988 Mitterrand-Chirac.
Des événements qui paraissent récents, qui ont quand même 25 ans, mais pour la première fois évoqués au cinéma. Première bonne nouvelle, donc : après ses horreurs made in US, Kassovitz revient en force, inspiré et rageur.
Kassovitz is back !
Premier écueil évité haut la main : tomber dans le film à thèse, didactique, comme les fameuses fictions de gauche chères à Costa Gavras. Là, Mathieu Kassovitz nous livre une leçon de mise en scène, qui culmine lors de deux scènes impressionnantes : la reconstitution mentale de l’attaque de la gendarmerie, comme si on y assistait in media res aux côtés du gendarme incarné par Kassovitz, Philippe Legorjus. Et surtout, l’assaut final de la grotte d’Ouvéa, vue depuis les yeux de Legorjus : caméra au poing, dans la jungle, le bruit et la fureur – chapeau ! Une scène dont l’intensité et la maestria est à la fois digne de Stendhal (Waterloo vu par Fabrice dans La Chartreuse de Parme) et de Spielberg (le débarquement sur les côtes françaises de Il faut sauver le soldat Ryan).
Autre écueil évité facilement : l’illustration plate d’un événement historique. Non, là, nous avons affaire à un film dans lequel Kassovitz s’est littéralement immergé. Pour preuves : la narration sur le mode du compte à rebours, qui évoque aussi bien La Haine qu’Irréversible, de son pote Gaspar Noé. Et puis, la grotte d’Ouvéa est filmée comme la banlieue de La Haine : comme un îlot cerné par les forces de l’ordre, une zone où le droit et la coutume s’autonomisent, une métaphore de l’absence et de la difficulté de dialoguer avec l’extérieur.
Plaisir de spectateur
Encore d’autres preuves ? Les citations, qui parfois ressemblent à des coquetteries de cinéphiles, c’est vrai, mais qui augmentent le plaisir du spectateur. De même que La Haine ou Assassins regorgeaient de citations empruntées à Scorsese ou aux frères Coen, on retrouve directement citées deux œuvres majeures : La Ligne Rouge de Terrence Malick, à travers le long travelling latéral sur les femmes tissant et chantant sur la place du village ; et Apocalypse Now notamment lors de la plongée vue d’hélicoptère sur l’église et la place du village grouillant de civils et de militaires ; ou lors d’un gros plan sur Kassovitz allongé sous un ventilateur qu’on entendrait presque murmurer : "Nouméa, merde…".
Alors, certes, on pourra toujours lui reprocher un certain narcissisme – le reproche-t-on à Clint Eastwood lorsqu’il joue et réalise ses propres films ? Des maladresses dans la direction d’acteurs – autant Kassovitz excelle, ainsi que les acteurs calédoniens, autant les seconds rôles – militaires, et Sylvie Testud – ne semblent absolument pas dirigés. Une thèse qui frôle la démagogie, renvoyant dos-à-dos politiques de gauche et de droite, de métropole et de Nouvelle-Calédonie et qui ne rend pas justice aux acteurs des accords Matignon signés un peu plus d’un mois après Ouvéa (Christian Blanc, Jean-Marie Tjibaou et Michel Rocard). Quelques phrases lourdement sentencieuses dans la voix off (style "Si la vérité blesse, le mensonge tue").
Reste un sacré morceau de cinéma, ample et ambitieux, intelligent et spectaculaire, qui ne donne qu’une seule envie : que Kassovitz continue à s’attaquer à des sujets au vitriol – par exemple, la guerre d’Algérie pour nous offrir la grande fresque consacrée à cette guerre sans nom qui manque tant au cinéma français – Mathieu, si tu nous lis !
Travis Bickle
L'Ordre et la morale