Géométrie de la sexualité
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Avant Rimbaud, mais avec de tout autres armes, Spinoza s’est lancé à corps perdu dans « la magique étude / Du bonheur, que nul n’élude ». Mais quelle place faire à la sexualité dans ce parcours guidé par les « mathématiques sévères » ? La question, qui pourra paraître un peu brusque, au regard de l’extrême « discrétion » observée sur ce sujet si sensible par l’auteur de l’Éthique, se justifie pourtant pleinement par le constat qui ouvre l’introduction de cette Ethica sexualis : « Chacune et chacun conviendra, je pense, que la sexualité n’est pas un détail dans la vie des humains. » Dès lors, s’il est vrai que l’enjeu de toute éthique n’est autre que de tracer la voie d’une vie bonne, d’en dégager les conditions et de prémunir contre les obstacles qui ne manqueront pas de se dresser en cours de route, force est de reconnaître, avec Bernard Pautrat, qu’« aucune éthique ne peut faire l’impasse sur la sexualité ». Lucrèce, sur ce point, avait donné l’exemple. À défaut d’un mode d’emploi en bonne et due forme qu’il cherchera en vain chez Spinoza, le lecteur de l’Éthique est donc fondé à attendre de la doctrine qu’elle lui enseigne le moyen de mener une vie sexuelle à tout le moins compatible avec la quête de la vie heureuse, voire propice à son épanouissement.
Ethica sexualis, de Bernard Pautrat, ed.Payot
Si l’intérêt de la question ne fait aucun doute, le problème pourrait bien trouver une solution rapide, pour peu que l’on se rappelle que Spinoza, philosophe de la joie, a lutté sans relâche contre toutes les passions tristes et, en rupture avec les idéaux ascétiques qui avaient empoisonné la tradition, a réhabilité la puissance du désir, au point d’en faire ni plus ni moins que l’essence même de l’homme. N’est-ce pas également à l’auteur de l’Éthique que l’on doit cette déclaration si souvent citée et brandie comme un défi à tous les chantres de la tempérance: « Nul ne sait ce que peut un corps? » Et que dire, enfin, de cette proposition qui ne figure évidemment pas par hasard parmi les dernières du traité : « Qui a un corps apte à un très grand nombre de choses, a un esprit dont la plus grande part est éternelle » ? La cause paraît entendue : que les peine-à-jouir aillent se rhabiller (à supposer qu’ils se soient jamais découverts) et qu’ils ne viennent pas s’opposer à cette grande libération du corps désirant machinée par l’Éthique.
Malheureusement, l’affaire n’est pas aussi simple, comme en témoignent quelques « étrangetés » que Pautrat relève au début de son enquête, tels autant d’indices qui éveillent ses soupçons de lecteur et de traducteur de l’Éthique et l’incitent à entreprendre une enquête serrée, implacable et passionnante à la fois. Pour la mener à bien, l’auteur de l’Ethica sexualis a suivi pas à pas l’ordre géométrique, arpentant les moindres recoins de l’édifice démonstratif échafaudé par Spinoza, attentif aux plus infimes glissements de vocabulaire (l’analyse des usages de libido est un modèle du genre), poussant le scrupule philosophique jusqu’à interroger et, le cas échéant, amender sa propre traduction de l’Éthique qui a déjà connu, en un peu plus de vingt ans, quatre tirages. Mais ce qui rend sa méthode d’investigation si redoutablement efficace tient à la façon dont les propositions de Spinoza sont systématiquement confrontées à une épure de roman d’amour racontant les vicissitudes des relations que nouent deux personnages masculins et une femme (nommés respectivement X, Z et Y). Comment en viennent-ils à concevoir le désir de coïter ? Et que faut-il, au juste, entendre par là ? Pourquoi leur amour se mêle-t-il nécessairement de haine ? À quelles conditions peuvent-ils être sauvés du drame de la jalousie ? Au fil du parcours (qui culmine sur une magistrale traversée de la cinquième partie du traité, où même les métaphysiciens les moins portés sur la chose trouveront de substantielles considérations sur le troisième genre de connaissance et le statut du corps), le lecteur mesure combien, contre toute apparence, le livre de Spinoza touche à ses préoccupations les plus brûlantes et les aborde parfois avec un humour que l’on ne s’attendait pas à découvrir sous la surface austère de la géométrie – à moins que cet enjouement ne soit à mettre au compte de l’auteur de l’Ethica sexualis. Avant de prendre congé de son lecteur, Bernard Pautrat l’invite à prolonger l’enquête en méditant les fondements de la cure spinoziste, autrement dit à examiner la doctrine de Dieu dont tout le reste de l’Éthique dépend. Il ajoute : « À cela nous aimerions l’aider, quelque jour, si Dieu, autrement dit la Nature, le permet. » Au risque de nous écarter de la stricte orthodoxie spinoziste, qu’il nous soit permis de formuler un vœu : puisse l’ordre des choses accorder à l’auteur de réaliser au plus vite ce très salutaire projet.
Jacques-Olivier Bégot
Ethica sexualis. Spinoza et l’amour, de Bernard Pautrat. éditions Payot, 270 pages, 18 euros.