Ce qu’il est convenu d’appeler les maladies mentales touchent de 1% à 4% de la population, et près de la moitié d’entre nous en ferons l’expérience à un moment ou un autre de notre vie. De nombreux facteurs peuvent faire « basculer » une personne dans une forme de maladie mais il semble acquis que l’incidence génétique est importante, la proportion des malades mentaux issus de familles touchées étant largement plus importante que la moyenne. Autant la dépression peut avoir des causes essentiellement exogènes (style de vie, travail, etc..) autant de nombreuses maladies telles les troubles bipolaires, la schizophrénie ou encore l’autisme on bien souvent un lien héréditaire.
Se pose alors une question : si ces conditions génétiques sont défavorables à la survie et à la reproduction des êtres qui en sont affectés (ce qui semble être le cas dans notre société ou l’anormal est considéré comme pathologique), comment expliquer qu’elles perdurent ? Autrement dit, pourquoi la sélection naturelle n’a t’elle pas depuis longtemps éliminé les lignées porteuses des gènes qui codent pour ces maladies mentales ? En effet, hors l’homme et le singe rhésus aucun animal n’a cette caractéristique et, si elle le pouvait, la médecine moderne l’éradiquerait sans autre forme de procès.
Selon un récent article du New Scientist, l’archéologue anglaise Penny Spikins fait partie d’un courant de pensée qui estime que ce que nous considérons aujourd’hui comme des maladies mentales est en fait un élément fondamental de l’humanité : pour Spikins, c’est parce qu’Homo Sapiens tolérait en son sein la présence d’individus avec des comportements différents que ce sont développés des émotions complexes telles la compassion, la gratitude et l’admiration. Les individus ainsi « intégrés » développaient alors de nouveaux outils et méthodes grâce à certaines capacités intellectuelles particulières : capacité d’imagination, de concentration, d’intuition que l’on rencontre aussi souvent chez les « génies ». De fait ceux et celles qui se promènent dans la stratosphère de l’innovation scientifique et artistique sont rarement tout à fait « normaux » et une étude néerlandaise fait ressortir le fait que la proportion d’enfants autistes à Eindhoven, la silicon valley néerlandaise, est double de celle que l’on trouve dans d’autre villes du pays nettement moins orientées « high tech ». Ce qui fait dire à Simon Baron-Cohen, du centre de recherche sur l’autisme de l’université de Cambridge : « notre travail suggère que les parents d’enfants autistes – qui donc sont eux-mêmes porteurs de certains gènes marqueurs de l’autisme – ont des talents pour la systémisation, talents responsables de l’innovation dans les domaines de la science, des mathématiques, de la musique, des arts et de l’ingénierie1 ». Dans la même veine, en 2005 Daniel Nettle de l’Université de Newcastle montrait que les poètes et artistes reconnus possèdent plusieurs traits utilisés par ailleurs pour le dépistage de la schizophrénie : illusions, hallucinations, humeur volatile et difficulté de concentration2.
En termes d’évolution, il semble y avoir une corrélation entre la présence de certaines séquences génétiques à l’origine de troubles du comportement (notamment la forme courte de la protéine porteuse de sérotonine SERT3 et le gène DRD4-7R lié à l’hyperactivité) et l’adaptabilité requise par l’humanité lors de ses longues migrations depuis 50 000 ans. De fait l’homme et le singe rhésus, également porteur de gènes associés aux maladies mentales, sont les seuls êtres évolués capables de s’adapter à tout nouvel environnement. Posséder la version courte du SERT expose à la dysrégulation émotionnelle souvent associée aux troubles mentaux mais augmente par ailleurs la capacité de réponse émotionnelle du porteur. Dans un environnement social accueillant, ces personnes développent des capacités de communication et de sociabilisation très poussées et, en termes évolutifs, utiles à la survie du groupe. Dans un environnement hostile ou pathologisant par contre, seule la face sombre s’exprimera. Pour David Whitley 4, « selon les critères modernes je dirais que la plupart des chamans actuels souffrent de problèmes d’humeur, et sans doute de bipolarité…. Aujourd’hui, être « fou » c’est mauvais. En Occident nous continuons à pathologiser la différence, et à perdre l’avantage adaptatif qu’il nous procure ». Ce qui fait dire à Simon Baron-Cohen que le dépistage (screening) génétique des embryons dans le but de détecter les risques d’autisme et de schizophrénie, en plus d’être une forme d’eugénisme, pourrait être contre-productif en privant l’humanité de certains attributs cruciaux. Robert Cook-Deegan, directeur du Center for Genomic Ethics, Law and Policy à l’Université de Duke (Caroline du Nord), est d’accord avec ceci mais fait néanmoins remarquer que « les souffrances de ceux et celles vivant avec ces maladies mentales sont bien réelles elles aussi ».
La question de la gestion des maladies mentales doit, sur base de tout ceci, sortir de son cadre médico-social visant l’optimisation productiviste et l’uniformisation intellectuelle pour retrouver sa place au cœur du débat sur la nature de l’humanité. Et sans doute qu’au lieu de se limiter à traiter les « malades », il faudrait leur donner les conditions leur permettant de s’exprimer et de jouer pleinement leur rôle. Souvenons-nous de Rain Man…
2Journal of Research in Personality, DOI: 10.1016/j.jrp.2005.09.004
3Molecular Psychiatry, DOI: 10.1038/sj.mp.4001157
4 Auteur de Cave Paintings and the Human Spirit, Prometheus, 2009