Terre d'asile (2)

Publié le 10 novembre 2011 par Feuilly

« De toute façon », dit l’un deux, les mains appuyées sur son petit cahier qu’il venait de refermer, avec ce qui s’est passé avec votre sœur, il n’y a pas à hésiter sur le diagnostic. Ma sœur ! On y arrivait enfin ! Tous ces longs mois à tourner autour du pot alors que le fond du problème était là. J’allais enfin pouvoir m’expliquer...

En fait, je n’ai rien pu dire. Ils ont refait mon procès, comme la police l’avait fait avant eux. On avait retrouvé la victime chez elle, déjà dans le coma, du sang partout dans la chambre.  J’étais le seul à posséder la clef de l’appartement, l’affaire était claire. D’ailleurs la symbolique de la clef, comme objet sur lequel projeter tous les fantasmes sexuels refoulés, était évidente. Qu’est-ce que je pouvais objecter à cela ? Une clef n’est-elle pas faite pour pénétrer dans une serrure ? Je dus bien en convenir malgré moi. Mais à peine avais-je accepté ce point de détail pourtant insignifiant qu’ils se sont mis à échafauder toute une théorie implacable. Selon eux, un désir incestueux latent sommeillait en moi. Ce désir, je l’aurais projeté sur la clef, symbole de toutes les jouissances possibles. De plus cette clef m’avait été donnée par la victime elle-même, ce qui renforçait encore son caractère érotique manifeste. Une fois en possession de cet objet qui ouvrait toutes les portes à mes fantasmes, je l’avais jalousement gardé au fond d’une poche jusqu’au jour où je n’avais pu résister à l’envie de m’en servir. Le reste était connu, l’affaire jugée. Si j’avais pu éviter la prison, c’était uniquement parce que le juge, dans sa grande sagesse, avait été frappé par l’aspect pathologique de mon comportement. Voilà pourquoi il avait décidé de mon enfermement en milieu psychiatrique. Eux, pourtant, les médecins, ils avaient espéré pouvoir me guérir et me faire retourner vers la normalité du monde, mais ils voyaient bien  maintenant que c’était impossible. Ce mensonge prémédité sur ma date de naissance ruinait tous leurs espoirs. Mon cas était désespéré, ils ne pouvaient que répéter leur sentence. J’étais un incurable, doublé d’un pervers polymorphe. En effet, à côté de pulsions sexuelles libidineuses et incestueuses, je développais un côté sadique, ce qui était la caractéristique d’un comportement schizophrénique à tendance paranoïde et faisait de moi l’être le plus abject au monde. De plus en « oubliant » mon lieu de naissance, je prouvais à suffisance mon désir de nuire et de brouiller les pistes pour mieux recommencer mes perversités innées.

J ’écoutais tout cela d’un air hagard. Derrière leurs petites lunettes, je voyais leurs regards froids et inquisiteurs. Je n’y découvrais à vrai dire aucune trace d’humanité ou de pitié mais plutôt un côté accusateur qui semblait traduire le contentement qu’ils éprouvaient à être les plus forts. Après une bonne heure où ils m’assommèrent de termes médicaux auxquels je ne comprenais strictement rien, ils clôturèrent la séance. Celui qui avait le cahier ouvert devant lui traça une grande ligne en-dessous de ses dernières remarques. C’est là que j’ai compris que tout était terminé. Il n’y aurait plus d’autres séances. On venait de tracer un trait sur ma vie.

Très vite on m’installa dans un autre pavillon. Tout ici était plus ancien. Il y avait des grilles aux fenêtres et même un grillage au judas de la porte, une énorme et lourde porte métallique, à la couleur kaki toute délavée. Comme les carreaux étaient opaques, on ne voyait strictement rien de ce qui se passait au-dehors et dès seize heures, même en été, il fallait allumer la lampe, une simple ampoule qui se balançait au bout de son fil à une hauteur vertigineuse. Le lit métallique était scellé dans le mur, ainsi que l’évier en inox. Pas de miroir, pas d’armoire, pas d’étagère, rien qu’un rayonnage encastré dans l’épaisseur du mur.

Comme je l’ai dit, on ne voyait rien à l’extérieur. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était écouter.  Alors j’ai écouté. A la fin je reconnaissais tous les bruits. Le flot des voitures sur la nationale, le matin, quand les gens partaient travailler. La sonnerie d’une école, qui marquait le début des cours, loin, très loin. Puis les bruits de l’institution elle-même. Un camion de ravitaillement qui se garait vers neuf heures devant les cuisines. Les médecins qui retournaient manger chez eux à midi et dont les pneus des voitures crissaient sur le gravier du parking. Puis des bruits insolites, inhabituels, comme la camionnette du plombier qui venait réparer les chasses d’eau qui fuyaient. On entendait alors pendant des heures des coups de marteau le long des tuyauteries. Mais ce que je préférais, évidemment, c’était le chant des oiseaux. Je me réveillais avec eux le matin et chaque soir j’avais droit au concert des grives, qui s’en donnaient à cœur joie dans les arbres du petit parc. Quand je ne les entendais plus, je savais que l’automne était arrivé. Puis, au printemps suivant, elles chantaient de nouveau. Quelques semaines plus tard, le cri strident des martinets annonçait le début de l’été. C’est comme cela que j’ai pu évaluer le temps qui passait. Trois automnes et trois printemps s’étaient succédé depuis que j’étais dans cette chambre. A vrai dire, je commençais à trouver le temps un peu long.

Qu’est-ce que je faisais de mes journées ? Rien justement. Après le petit déjeuner, les infirmiers passaient me faire une première piqure, qui me faisait somnoler jusqu’à l’heure du repas, à douze heures trente précises. Ensuite, je rêvassais toute l’après-midi. Je m’étais constitué une sorte de vie imaginaire, un peu comme un romancier qui fait vivre un personnage de fiction, sauf qu’ici, le personnage c’était moi et ce que j’endurais c’était bien moi qui devais le supporter. Je rêvassais donc à tout ce que j’aurais pu faire si je n’avais pas été ici. Je me voyais donner des cours, comme au moment de mon arrestation. Ou bien je retournais en vacances dans un petit village de Provence, où j’avais vécu deux semaines de rêve lorsque j’avais quinze ans. Parfois, pour combler sans doute ma frustration actuelle,  je me voyais PDG d’une grande entreprise, où réalisateur de cinéma, quand je ne recevais pas le Nobel de la paix pour mon action bénéfique dans la gestion des conflits du tiers-monde. Parfois aussi, une belle jeune femme au regard énigmatique tombait amoureuse de moi, ce qui m’aidait à combler ma solitude entre ces quatre murs.

L’absence de femmes dans cette prison-asile était d’ailleurs ce qui était le plus dur à supporter. La seule que je voyais, c’était l’assistante sociale, qui venait une fois par mois, encadrée de deux gardiens herculéens, s’assurer que ma chambre était propre et que mon état physique était bon. Elle était jeune et jolie et je n’étais pas sans le remarquer, évidemment. Elle me demandait invariablement si la nourriture était assez abondante et si je mangeais bien. Je répondais toujours oui, sans doute pour lui faire plaisir. Elle s’en allait alors et me gratifiait souvent d’un petit sourire. Manifestement, elle ne me regardait pas comme les autres, sans que je sache pourquoi. Sans doute croyait-elle à mon innocence. Parfois, avant de franchir la porte, elle me dévisageait quelques secondes, indécise, puis s’en allait en me souhaitant bonne chance. Ce que je voyais  alors dans son regard me troublait. Je ne sais pas si c’était le fruit de mon imagination, mais j’y voyais comme un peu d’affection, comme si elle me plaignait de devoir rester là alors que j’étais innocent. Il va sans dire que je me remémorais cette scène de la visite des centaines de fois et chaque fois cela se terminait par ce regard humain et gentil posé sur moi. Je finissais par en rêver.