Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis…
Dans notre compte-rendu du Festival de Cannes 2011, on avait écrit que le nouveau film de Nuri Bilge Ceylan, Il était une fois en Anatolie, était “trop lent”, “ennuyeux” voire “soporifique”, ce qui nuisait grandement à l’appréciation d’une oeuvre par ailleurs esthétiquement splendide et philosophiquement riche.
Mais comme nous avions vu ce film-fleuve de plus de 2h30 en deuxième partie de soirée, et en toute fin de festival, après avoir déjà eu à digérer quarante et quelques long-métrages, il faut bien reconnaître que nous n’étions pas du tout dans les meilleures conditions pour l’apprécier à sa juste valeur.
Aussi, nous nous sommes accordés une seconde vision, qui s’est avérée nettement plus probante.
Déjà, commençons par dissiper une ambiguïté.
Avec son titre, le film évoque bien sûr les fresques épiques de Sergio Leone, et Nuri Bilge Ceylan assume la filiation en jouant sur les grands espaces – autours des hauts-plateaux de l’Anatolie – et en mettant en place une sorte de drame criminel et familial. Et comme Leone, mais avec son style à lui, le cinéaste turc sait aussi filmer les visages, les regards… Mais là s’arrête la comparaison. Il était une fois en Anatolie s’inscrit en effet dans la lignée des films de son auteur : radical, contemplatif, composé de longs plans fixes et reposant sur une intrigue minimaliste…
L’action y est réduite à sa plus simple expression : Un convoi composé d’un commissaire de police, de ses adjoints, d’un procureur, d’un médecin-légiste et des deux suspects d’un meurtre part de nuit à la recherche d’un cadavre supposément enterré dans les steppes de l’Anatolie.
Le meurtrier a avoué, l’affaire devrait déjà être pliée. Le procureur n’attend plus que ce fichu corps pour pouvoir boucler le dossier et c’est pour cela qu’il a ordonné cette virée nocturne. Le problème, c’est que la nuit, en Anatolie, il fait très sombre et que du coup, tous les lieux se ressemblent. Et comme le criminel était ivre au moment de son forfait, il ne se souvient plus très bien de l’endroit où il s’est délesté du corps…
Alors le convoi fait plusieurs haltes. Chaque fois, le schéma est le même. Le commissaire demande aux suspects si l’endroit est bien celui où est enterrée leur victime. Ils répondent par l’affirmative. Les adjoints creusent à l’endroit désigné… et font chou blanc. Et hop, direction l’endroit suivant et ainsi de suite, jusqu’à ce que les esprits s’échauffent et que le procureur décrète la nécessité d’une pause en attendant les premières lueurs de l’aube. Ca, c’est pour la première moitié du film, pendant plus d’une heure…
S’ensuit une parenthèse pendant laquelle, il ne se passe pas grand chose, hormis l’attente d’e la reprise des recherches, puis une dernière partie diurne où les hommes trouvent le cadavre, le ramènent en ville et attendent (encore) le début de l’autopsie…
Là, vous vous dites sans doute que tout cela doit être effectivement répétitif et ennuyeux. Mais le récit principal, chez Nuri Bilge Ceylan, n’est qu’un prétexte, un fil conducteur qui lui permet de s’intéresser à différents personnages et, à travers eux, de parler de choses autrement plus profondes que d’une “simple” affaire criminelle.
En route, et à chaque arrêt du convoi, les hommes n’ont rien d’autre à faire que de discuter entre eux. Les conversation vont de l’échange de banalités – autour d’un yaourt de buffle au goût très prononcé ou des problèmes de prostate du procureur – à des confidences intimes – l’histoire du fils du commissaire, la solitude du médecin…- en passant par des considérations philosophiques sur la vie et la mort, la maladie, le temps qui passe…
Autant de pièces d’un puzzle complexe, formant un ensemble très riche, offrant plusieurs niveaux de lecture possibles
Premier d’entre eux, l’intrigue criminelle, qui, derrière son apparente simplicité, comporte quand même des zones d’ombres. Pourquoi le meurtrier présumé a-t-il commis cet acte? Quel était son mobile? A-t-il agi de sang-froid ou impulsivement? Est-ce bien lui l’assassin, d’ailleurs?
Le second niveau de lecture élargit un peu le champ du récit en s’attardant sur les autres personnages : le médecin, le commissaire, le procureur. Leur quête très concrète du cadavre enterré quelque part dans la steppe se mue en quête spirituelle. La confrontation avec la barbarie et les ténèbres les force à se pencher sur leurs propres zones d’ombre, leurs erreurs, leurs regrets. Et peu à peu, ils s’avèrent bien plus complexes que ne le laissaient supposer leurs fonctions respectives et les stéréotypes qui y sont associées.
On pensait que le commissaire était un homme assez violent et colérique, peu respectueux des droits de ses suspects. En fait, il s’avère un peu plus humain que prévu, ému par les aveux du suspect et la raison de son crime.
Le procureur semblait être un homme rigoureux, assez malin, mais il réalise, au contact du médecin, qu’il a très mal géré une affaire de mort suspecte en se laissant aveugler par ses liens avec la victime, une amie, et en n’ordonnant pas l’autopsie du corps. Entre parenthèses, l’anecdote fera office de véritable énigme du film – une intrigue dans l’intrigue- Le procureur raconte comment une de ses amies, femme d’une grande beauté, avait prédit le jour de sa propre mort. Et comment cela s’est vérifiée. Elle est décédée juste après avoir donné naissance à un enfant, comme si elle avait achevé sa mission sur Terre. Et elle est décédée d’un simple arrêt cardiaque, comme prévu, sans aucun signe annonciateur, sans pathologie associée… Affaire classée. Fin de la parenthèse.
Quant au médecin commettra aussi une erreur de diagnostic – sciemment cette fois – pour éviter d’ajouter à la détresse des proches de la victime…
Le troisième niveau de lecture s’attache à la société turque. Elle est ici dépeinte subtilement, par petites touches.
On comprend le décalage entre Istanbul, les grandes cités urbaines et les zones rurales, comme celles décrites ici, entre modernité et traditionalisme, entre Orient et Occident… La question de l’entrée dans l’Europe est évoqué, tout comme les problèmes beaucoup plus locaux des habitants du village dans lequel le cortège fait une halte…
Mais Nuri Bilge Ceylan ne s’intéresse pas vraiment à la politique. Son but est de faire un cinéma plus universel, qui parle de problématiques communes à tous les hommes. Ce qui nous amène au quatrième niveau de lecture, le plus intéressant, le plus fort. Avec ce film, le cinéaste continue le travail amorcé avec ses premiers films : Une dissection de l’âme humaine. Comme ses maîtres cinématographiques, Bergman et Tarkovski. Et comme les grands dramaturges russes.
Au-delà des spécificités de chaque personnage, des traits communs se font jour. Chacun possède sa part d’ombre et de lumière, de crasse et de grâce, ses forces et ses faiblesses. Aucun n’est totalement bon ou totalement mauvais. Tous possèdent cette ambivalence, comme chacun d’entre nous. Et la complexité de la nature humaine – et de toute chose – vient du fait que ces deux tendances ne se manifestent pas de manière alternative, mais sont finement entrelacées.
Le film joue pleinement la carte de la dualité avec ses deux partie distinctes, une nocturne et une diurne et s’appuie sur des oppositions, des contrastes, des nuances…
Oui, Bilge Ceylan montre l’homme dans toute sa complexité, dans ce qu’il a de plus méprisable et dans ce qu’il a de plus noble. Dans ce qu’il a de plus dérisoire aussi, face à la majesté de la nature et de par le côté éphémère de son existence.
La mort est d’ailleurs au coeur du film, et pas seulement à travers cette recherche de cadavre qui sert de film conducteur au récit. Pas seulement, pas vraiment, en tant que point final de la vie. Plutôt comme une des étapes de la vie, un évènement qui s’inscrit dans un cycle naturel.
Là encore, le cinéaste joue sur les contrastes et les oppositions, et livre des plans époustouflants, à la fois funèbres et pleins de grâce. Comme cette scène magique où, lors d’une discussion nocturne entre le médecin et le procureur, une bourrasque secoue les arbres et fait virevolter leurs feuilles mortes dans la lumière des phares de voiture. Ou comme cette pomme – fruit symbolique de la nature imparfaite de l’homme – qui se détache d’un arbre, roule lentement et va terminer sa course près d’un ruisseau où elle finira par pourrir, comme les autres fruits qui sont arrivés là avant elle…
Ou encore comme quand, pendant la halte au village, une ombre à l’allure de grande faucheuse apparaît dans l’encadrement d’une porte, laissant place à la jolie jeune femme venue leur servir le thé – la fille du maire. Une beauté tellement pure, tellement douce, qu’elle plongera dans la torpeur tous les hommes de la pièce te fera même pleurer l’inculpé. Moment de grâce suspendu…
Enfin, citons le superbe plan final, où les bruits de l’autopsie – la mort – se mêlent à des cris d’enfants en train de jouer dehors –la vie…
Le mort, finalement, est assez anecdotique. Un être meurt, d’autres naissent ou s’éveillent. C’est la beauté du cycle de la vie et c’est sur cela, et sur une décision pleine de sagesse, que le cinéaste préfère conclure son film. Plutôt que de laisser éclater au grand jour la barbarie, la cruauté, dont peuvent être capables les hommes.
Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis…
Après seconde vision, nous trouvons qu’Il était une fois en Anatolie est un film absolument magnifique, joué par des acteurs très subtils, maîtrisé sur le fond comme sur la forme, avec ses plans composés comme des tableaux et ses partis-pris radicaux. Un film à voir pour tous les amateurs de cinéma d’art & essai…
… à condition toutefois d’être en parfaite forme physique pour supporter son extrême lenteur sans avoir à lutter contre le sommeil. C’est là la seule limite du film. Nuri Bilge Ceylan aurait sans doute pu condenser un peu son intrigue, la rythmer un peu mieux pour la rendre accessible à tous.
En tout cas, il s’agit d’une oeuvre importante qui n’a pas volé, loin de là, son Grand Prix du Jury cannois et qui, après mûre réflexion, n’aurait pas été une palme d’or scandaleuse…
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Bir Zamanlar Anadolu’da
Réalisateur : Nuri Bilge Ceylan
Avec : Muhammed Uzuner, Yılmaz Erdoğan, Taner Birsel,
Ahmet Mümtaz Taylan, Fırat Tanış, Ercan Kesal
Origine : Turquie
Genre : Ah! qu’c’est lent ou Excellent
Durée : 2h37
Date de sortie France : 02/11/2011
Note pour ce film : ●●●●●●
contrepoint critique chez : Le Point
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