Odeurs âcres des fluides corporels… la Mère œuvrait dans la plaie béante du sexe écartelé, le corps et l’esprit tout entier tendus à repousser l’impensable qui lui semblait pourtant si inéluctable plus le temps s’écoulait.
Bien sûr, elle avait déjà eu à s’incliner devant la destinée de ces femmes et de ces enfants sacrifiés sans qu’elle puisse faire peser la balance du coté de la vie.
Elle avait du se résigner, ravaler son orgueil de matrone émérite et constater le témoignage de la défaite cinglante gisant entre ses mains impuissantes.
Mais cette fois, La Gaillarde était prise d’une rage la surpassant, engloutissant sa raison. Cet enfant devait naître, elle devait le séparer du corps de sa mère dut-elle en invoquer les sorcières et brûler sur un bûcher.
Passant l’entrebâillement de la porte, la tête baissée mais le regard hypnotisé sur la couche, la jeune servante ramenait une bassine fumante, remplie d’eau bouillante et des linges accrochés à son bras.
Elle resta muette, figée de stupeur.
Entre les mains de La Gaillarde reposait comme sur un oreiller une minuscule tête aux cheveux noirs plaqués par les eaux.
L’enfant sortait, il venait enfin, la peau légèrement bleuie par la cyanose.
La Mère le saisit par les épaules, elle lui imprima un léger mouvement de pivot et le tira doucement vers elle. Il glissa hors de la matrice, forme flasque recouverte d’un épais liquide visqueux.
Il était bien formé. C’était un garçon.
Mais ses lèvres serrées ne frémissaient pas jusqu’à se déformer pour pousser le cri libérateur.
Ses narines ne palpitaient pas sous le flux d’air sensé les traverser.
Ses paupières fermées ne permettaient pas de contempler ses yeux, ces miroirs de l’âme, et d’y chercher une hypothétique étincelle de vie.
Ses mains et ses pieds étaient recroquevillés dans une position de défense.
Contre qui ? Contre quoi ?
Il était bien formé cet enfançon. Oui, bien formé mais il était inerte.
La sage-femme le suspendit par les pieds, elle imprima un mouvement saccadé au corps qui se balançait sans réagir. Après plusieurs vaines tentatives, elle se résigna et posa délicatement le poupon sur la couche maternelle.
Aucun son, aucun mot n’était venu troubler le silence solennel qui avait accompagné les efforts de la matrone pendant qu’elle s’échinait à retenir l’âme dans le petit corps soudain déserté.
« Le souffle de la vie vient juste de le quitter. » murmura La Mère en l’emmaillotant dans un linge.
Louison, la tête baissée sur sa poitrine, se signa. Puisqu’il n’était plus temps d’invoquer la vie, celui de recommander une âme à la mansuétude céleste était advenu.
La Gaillarde tenait le petit corps dans ses bras, le nouveau-né semblait si paisible.
« La Mère, faudra-t-il lui montrer l’enfant ?» questionna Louison en désignant la jeune parturiente toujours inconsciente.
Elle reposait, un souffle lent et profond filtrant entre ses lèvres à peine rosie, belle Vénus alanguie.
Quelle brise printanière l’avait portée sur cette rive incertaine, elle, enfantée par la grâce et par l’écume des vagues, son teint si pur, pur comme un coquillage ?
La Gaillarde jeta un œil à la jeune fille endormie puis reporta son regard sur l’être qu’elle serrait dans ses bras. Elle renifla, se racla la gorge, souffla sur une mèche roussâtre échappée de son chignon qui s’évertuait à lui brouiller la vue.
- Non, Louison, nous ne lui montrerons pas l’enfant. Je vais te laisser un breuvage à lui faire boire toutes les 4 heures. Il lui donnera assez d’oubli et de répit pour qu’elle ne prenne pleinement conscience de tout ceci que dans quelques jours. Elle aura repris des forces physiques, elle pourra entendre ce que nous lui expliquerons. Prends bien garde qu’elle ne soit pas prise par les fièvres, si telle était le cas, tu me feras mander sans délais, il y va de sa vie. J’en ai vu, des jeunes donzelles comme des mères aguerries emportée en une poignée de jours par le mal du ventre et du sang qui se corrompent comme si un poison les gagnait.
- Bien, Mère La Gaillarde, je ferai comme vous me le conseillez. Je vais prendre soin de cette pauvrette. Mais… dîtes-moi, La Mère, qu’allons nous faire de l’enfant si nous ne devons pas lui présenter ?
- Je vais m’en charger, il sera confié à Notre Seigneur comme tout bon chrétien, j’en fais mon affaire. Fais aérer la chambrée - les odeurs de l’enfantement saisissent à la gorge - changer les draps et prendre une bonne flambée dans la cheminée. »
Louison acquiesça, regardant La Mère qui passait le pas de la porte avec le funeste paquet de linge serré contre elle.
C’était peut-être mieux ainsi, en effet.
Quelle aurait pu être l’issue de cette maternité obscure, oublie, cachée, niée ?
Oui, c’était mieux ainsi.
Aucune preuve de l’infamie, le péché effacé par la volonté de Dieu, l’ordalie avait confirmé le jugement divin pendant le travail de l’enfantement.
Chacun reprendrait le cours de son existence, Louison garderait le silence, La Gaillarde continuerait à prêter sa sapience aux femmes dans la tourmente, la presque-mère enfouirait sa mésaventure aux tréfonds de son âme, l’enfançon retournerait à Dieu et à la terre.
Oui, bien mieux ainsi.
A suivre...