Nazim Hikmet : le métier de l’exil
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En ces temps incertains, il est sans doute salutaire, de se souvenir que pour des milliers d’hommes l’idéal communiste ne fut pas seulement une idéologie, mais aussi un espoir, à vous faire pleurer de rage, oui, à sacrifier votre vie dans la lutte pour un monde meilleur – pour tous.
Nazim Hikmet, qui croyait à la fraternité des artistes, comme à celle des combattants, ressuscite toujours, si tant est que sa puissance vitale lui ait jamais permis de disparaître !
Nazim Hikmet
Hikmet naît en 1902 à Salonique, dans une famille de hauts dignitaires ottomans. Il commence à écrire des poèmes alors que son pays se débat dans ce que l’on appelle alors les guerres balkaniques, prélude à celle de 14-18, qui détruira l’Empire ottoman. Il s’engage rapidement dans la lutte contre l’occupation occidentale en 1919 puis rejoint les forces de la Résistance de Mustafa Kemal, découvre l’Anatolie, devient communiste, part à Moscou, en revient, et commence une longue série d’emprisonnements, alors qu’Ata- turk construit, en despote modérément éclairé et totalement autocratique, une Turquie laïque et occidentalisée. Il ne cesse d’écrire, en particulier, enfermé à Bursa pendant plus de dix ans, son grand livre Paysages humains. En même temps, de 1940 à 1950, il entretient, avec un jeune ami romancier, une riche correspondance, où s’affirme : De l’espoir à vous faire pleurer de rage.
Il s’agit pour Hikmet de faire vivre des centaines d’individus, d’où le titre de l’œuvre, pourvus d’un prénom et d’un nom, ou d’un surnom, évoqués en quelques vers ou en plusieurs pages, saisis dans leur humanité : des miséreux, des héros modestes, des lâches, des politiciens corrompus, des écrivains ratés, des paysannes farouches et courageuses… Autour d’eux les tranchées des Dardanelles ou la steppe immense, l’aube bla- farde et solitaire d’une cellule ou les odeurs et le brouhaha d’un compartiment de troisième classe, entre Istanbul et Ankara, et en eux la force de la lutte pour la liberté, ou le désarroi de la pauvreté, ou les tortures de la jalousie. Hikmet est peu à peu – il le reconnaît et va même parfois jusqu’à s’en effrayer – comme dépassé par la démesure d’une telle entreprise poétique, ce work in pro- gress de plusieurs milliers de vers, sa Légende des siècles, pour lui qui s’en tient à ce XXe siècle, où il se félicite de vivre, qu’il dit aimer avec ferveur et colère.
Viendront ensuite : une grève de la faim entreprise pour obtenir une amnistie, des inter- ventions turques puis internationales, et la « libération » en 1950. Se sentant menacé, il devra pourtant à nouveau se séparer de sa femme et de son fils nouveau-né, et subir l’exil. Il retrouvera alors le Moscou de sa jeunesse où il mourra en 1963.
C’est durant ces dernières années qu’il écrit La vie est belle, mon vieux (édité naguère sous le titre les Romantiques) : ici aussi, en une architecture à la fois savante et vivante, mêlant les retours en arrière, les monologues intérieurs, les descriptions de paysages ou de lieux urbains désolés, Hikmet retrouve ses camarades. Son héros, Ahmet, a connu comme lui l’URSS des années vingt, a monté la garde auprès du corps de Lénine, est devenu communiste par amour pour son peuple et par foi en l’avenir. Caché dans une baraque des environs d’Izmir, mordu par un chien, il craint la rage et se remémore ses luttes, ses rencontres, ses amours. Dans cette prison solitaire, il résiste à la fièvre et à la folie par la force du souvenir, la croyance en une solidarité présente et future. Il se dit, comme Hikmet dans sa prison de Bursa : « J’ai des hôtes » qui le maintiennent en vie et qu’il ressuscite. Tous chantent pour nous, obstinément aujourd’hui encore : « Vivre seul et libre comme un arbre / et fraternellement comme une forêt / cette nostalgie est la nôtre. »
Joël Isselé
Les œuvres de Nazim Hikmet sont édités aux Éditions Parangon et au Temps des Cerises. Nazim’a Dogru, vers Nazim Concert lecture, le mardi 29 novembre, à 20 h 30, au Théâtre Jeune Public.