L’automne 2011 aura été indubitablement placé sous le signe de Johann Sebastian Bach, valeur sûre pour un temps de crise vers laquelle certains des plus brillants interprètes de la jeune génération se sont tournés, livrant leur vision de quelques-unes de ses plus grandes pages. Pour des raisons de clarté éditoriale, j’ai décidé de regrouper en un seul billet, nécessairement un peu plus long qu’à l’accoutumée mais sans aucune prétention à l’exhaustivité, les parutions qui ont retenu mon attention. Ainsi, même si je les signale pour mémoire, vous ne trouverez pas ci-après de recension du disque de Concertos d’Alexandre Tharaud (Virgin), ni des Variations Goldberg ou des rééditions des Suites anglaises, Suites françaises et des Toccatas par Blandine Rannou (Zig-Zag Territoires), le premier parce que son tandem piano-instruments modernes ne me paraît pas judicieux dans un répertoire qui n’a pas été conçu pour lui, les seconds, toute révérence faite, par manque de réelles affinités avec l’univers de l’interprète. Des Sonates et partitas pour violon seul par Amandine Beyer au coffret La Chair et l’esprit assemblé par Alpha, en passant par les Concerts avec plusieurs instruments façon Café Zimmermann, L’Art de la Fugue par Léon Berben et Le Clavier bien tempéré par Sébastien Guillot, j’espère que l’éventail de couleurs ici proposé, en musique comme en peinture avec le cycle des Saisons peint par Nicolas Lancret pour le château de la Muette, vous fera excuser ces quelques impasses.
Le printemps, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Il était assez évident, pour qui suivait attentivement l’évolution de sa brillante carrière, qu’Amandine Beyer livrerait un jour sa vision de ce monument que sont les Sonates et partitas pour violon seul BWV 1001-1006, qu’elle avait en partie interprétées lors de Folles Journées nantaises consacrées à Bach et à ses prédécesseurs en 2009. Deux ans plus tard, Zig-Zag Territoires nous offre cette intégrale attendue avec une indéniable impatience.
Le manuscrit autographe des Sonates et partitas pour violon seul, annoncé comme un Libro primo dont on
ignore s’il eut ou non une suite, date de 1720, alors que Bach était au service du prince Léopold d’Anhalt-Cöthen (1694-1728), musicien averti lui-même, depuis 3 ans. En dépit de la volonté de
certains exégètes d’établir un rapport entre ce recueil et la mort, au début du mois de juillet de la même année, de la première épouse du maître de chapelle, Maria Barbara, on ignore tout des
raisons précises qui présidèrent à la composition de ces œuvres et quand celle-ci eut lieu. Quitte à froisser une nouvelle fois les tenants de la grande notion creuse de génie, l’inspiration
n’est pas, cette fois-ci encore, tombée du ciel, puisque les Sonates et partitas connaissent au moins deux précédents avec le cycle des Six partitas (Dresde, 1696) de Johann
Paul von Westhoff (1656-1705) et l’Artificiosus Concentus pro Camera (Salzbourg, 1715) de Johann Joseph Vilsmayr (1663-1722), deux cycles pour violon seul dont Bach connaissait sans
doute au moins le premier puisqu’il a effectué un séjour de six mois en qualité de violoniste à Weimar en 1703, date à laquelle Westhoff y était encore en activité, au sein de l’orchestre de la
cour.
Affronter une œuvre telle que les Sonates et partitas nécessite de la part de l’interprète une concentration absolue,
une immense vitalité et des capacités tant techniques que sensibles particulièrement aiguisées, les unes pour faire face aux innombrables pièges dont regorgent ces pages, les autres pour que
ces dernières ne se transforment pas en exercice scolastique exsangue. Amandine Beyer non seulement réunit toutes ces qualités, mais l’humilité dont elle fait preuve face aux partitions lui
permet d’en livrer une lecture que l’émotion qu’elle dégage place instantanément devant toutes celles réalisées selon les mêmes critères historiques. La violoniste laisse à la musique tout le
temps et l’espace qu’il faut pour se déployer, et si elle la maîtrise de façon souveraine, en ne laissant à aucun moment l’ornement dissoudre la ligne, la spéculation dessécher le chant ou
pétrifier la danse, elle ne la bride ni ne la brutalise jamais, la laissant aller son cours en sachant parfaitement où elle la conduit. Parfaitement restituée par une prise de son équilibrée et
chaleureuse, cette ample respiration que seconde un archet à la fois magnifiquement libre et redoutablement précis aboutit à une vision qui, en ne cédant pas un instant à la tentation de
l’esbroufe ou de l’emphase, est, de bout en bout, magistralement éloquente tout en conservant une véritable dimension humaine, ce qui la distingue des interprétations trop précautionneuses ou
trop marmoréennes.
Johann Georg Pisendel (1687-1755), Sonate pour violon seul en la mineur
Amandine Beyer, violon baroque
2 CD [durée totale : 2h31’36”] Zig-Zag Territoires ZZT 110902. Incontournable Passée des arts. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Johann Georg Pisendel (1687-1755), Sonate pour violon seul en la mineur :
[IV] Variatione
2. Johann Sebastian Bach, Sonate pour violon seul en la mineur BWV 1003 :
[IV] Allegro
L’été, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Il y a toujours un sentiment particulier à tenir entre ses mains un disque dont on sait qu’il représente la fin d’une belle aventure et il serait tentant de voir dans le rouge qui signe la pochette du sixième et dernier volume des Concerts avec plusieurs instruments par Café Zimmerman l’évocation de la couleur des yeux qui ont trop pleuré. C’est pourtant vers un tout autre symbole que son écoute nous entraîne, celle d’un éclatant bouquet final où les sentiments qui dominent sont ceux du faste et de l’allégresse. Les musiciens ont en effet choisi, pour cet ultime volet, des œuvres majoritairement extraverties, comme l’Ouverture n°4 en ré majeur BWV 1069, dont la distribution orchestrale comportant la bagatelle de trois trompettes, trois hautbois, basson et timbales est rien moins que princière, le très cynégétique Premier Concerto Brandebourgeois BWV 1046, qui déploie, dans l’agreste tonalité de fa majeur, les ébrouements de ses deux cors et le fruité un rien rustique de ses trois hautbois en une célébration très colorée des joies de la vie au grand air, ou le Concerto pour clavecin en la majeur, BWV 1055, dans lequel le brillant le dispute à l’énergie, même si le fa dièse mineur de son Larghetto central projette l’auditeur dans une atmosphère plus nostalgique. Si la réunion exceptionnelle de quatre clavecins et une humeur légèrement plus tendue placent un peu à part le Concerto en la mineur, BWV 1065, il a néanmoins conservé assez du soleil vénitien qui l’a vu naître, l’œuvre étant une transcription du Concerto pour quatre violons en si mineur, RV 580, le dixième de l’Opus 3 (L’Estro Armonico) de Vivaldi, pour refermer ce programme sur une note lumineuse et piquante.
Café Zimmemann
Céline Frisch, clavecin *
Anna Fontana, Dirk Boerner, Constance Boerner, clavecins +
Pablo Valetti, violon solo & Konzertmeister
1 CD [durée totale : 59’28”] Alpha 181. Ce disque peut-être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
3. Concerto Brandebourgeois n°1 en fa majeur BWV 1046 :
[IV] Menuet & Polonaise
Café Zimmemann
Pablo Valetti, violon solo & Konzertmeister
6 CD [durée totale : 6h16’35”] Alpha 811. Incontournable Passée des arts. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
4. Concerto Brandebourgeois n°3 en sol majeur, BWV 1048 :
[II] Allegro
L’automne, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
Les deux livres composant Das Wohltemperierte Klavier, que je nommerai ci-après selon son nom français de Clavier bien tempéré, se placent au confluent de deux préoccupations qui ont accompagné Bach durant toute son existence : la facture et l’accord des instruments d’une part, le souci pédagogique d’autre part. Au même titre que les Inventions et Sinfonies (1723) elles-mêmes reprises du Klavierbüchlein (Petit livre de clavier) compilé en 1720 à l’intention de son fils Wilhelm Friedemann (1710-1784), le Clavier bien tempéré, dont la première partie est publiée en 1722, est destiné à familiariser les élèves du Cantor avec les possibilités de la fugue, en en proposant un ensemble de vingt-quatre, chacune introduite par un prélude en style libre, afin de couvrir l’éventail complet des tonalités rendues accessibles grâce aux travaux sur l’accord des instruments publiés en 1681 par Andreas Werckmeister et largement diffusés en Allemagne. Sans entrer trop avant dans les détails, certaines tonalités étaient jusqu’alors difficilement voire absolument pas praticables du fait de l’inégalité des intervalles existant entre chaque demi-ton de la gamme ; l’astuce consistait donc à adapter légèrement la grandeur des intervalles afin d’obtenir un maximum de justesse, ce « bon tempérament » qui donne son titre au recueil. On connaît deux sources du second livre du Clavier bien tempéré, une copiée par Johann Christoph Altnickol en 1744, qui est celle sur laquelle se fondent tous les disques réalisés à ce jour, et une autre, différant sur maints détails, de la main de Bach et de sa seconde épouse, Anna Magdalena, conservée à la British Library de Londres et qui trouve ici son premier enregistrement. Plus ambitieux que son prédécesseur de 1722, ce recueil est, au même titre que les autres ouvrages datant de la dernière décennie de la vie du Cantor, riche des expériences de son riche parcours musical ; dépassant sa vocation pédagogique, il fait de chaque couple prélude-fugue une étude du caractère propre à chaque tonalité.
Sébastien Guillot, clavecin Fadini (1993) d’après Blanchet, Paris (1733)
2 CD [durée totale : 2h33’37”] Saphir productions LVC 1136. Ce double disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
5. Prélude en fa dièse mineur BWV 883
6. Fugue en fa dièse mineur BWV 883
Die Kunst der Fuge, que je désignerai ci-après sous son nom français d’Art de la Fugue, est un autre pilier du catalogue de Bach, dont l’abondante discographie atteste du succès comme des diversités d’approche. Si les réalisations instrumentales, parmi lesquelles on citera deux excellentes versions, celle, vigoureuse, de Musica Antiqua Köln (Archiv, 1984) et celle, luxueuse, de Jordi Savall (Astrée, 1986), ne manquent pas d’attraits, c’est aux claviers – clavecin ou orgue – pour lesquels on sait de façon certaine depuis 1992 qu’elle a été conçue que l’œuvre donne sa plus juste mesure.
Comme toujours chez Ramée, l’enregistrement qu’en propose Léon Berben à l’orgue est accompagné d’un livret passionnant qui fait le point, en toute objectivité, sur la postérité d’un recueil entouré de légendes tenaces. Nul n’ignore aujourd’hui qu’au même titre que le Requiem n’est pas le testament de Mozart, L’Art de la Fugue n’est pas le dernier mot de Bach, ce dernier ne l’ayant pas composé, comme on l’a longtemps cru, dans la dernière année de sa vie, mais très probablement au début des années 1740, alors qu’il venait de reprendre les concerts publics de son Collegium Musicum et entamait la publication d’une série d’œuvres parmi lesquelles le troisième livre de la Clavier Übung (1739), les Variations Goldberg (1741) ou, comme nous l’avons vu précédemment, le second livre du Clavier bien tempéré (1744), confiant dorénavant principalement aux claviers l’expression des acquis de toute une vie de musicien. Pour des raisons aujourd’hui obscures, L’Art de la fugue nous est parvenu incomplet, un état qui peut découler d’une mise au net non achevée ou de la perte du ou des feuillets comportant les dernières mesures de la fugue finale. Même lacunaire, l’ouvrage n’en demeure cependant pas moins impressionnant ; il constitue un exposé particulièrement virtuose, d’une richesse et d’une complexité fascinantes, des infinies combinaisons rendues possibles par l’écriture contrapuntique, certes quelque peu austère et exigeant à l’écoute, exception faite des quatre canons en apparence moins vertigineusement foisonnants, mais gratifiant pour qui prend le temps de le méditer.
Léon Berben, orgue Joachim Wagner, Église Sainte-Marie, Angermünde (1742-44)
1 CD [durée totale : 79’31”] Ramée RAM 1106. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
7. Die Kunst der Fuge : Contrapunctus XI
L’hiver, 1738.
Huile sur toile, 69 x 89 cm, Paris, Musée du Louvre.
A l’approche des fêtes de fin d’année, Alpha a décidé, en s’inspirant du modèle lancé avec succès il y a trois ans par Ricercar, de publier à son tour un volumineux coffret anthologique. Puisant dans le riche catalogue d’enregistrements dédiés à Bach par la volonté de Jean-Paul Combet, fondateur du label dont il s’est retiré en 2010, en le complétant à la marge par quelques-uns publiés sous d’autres étiquettes, ce projet, intitulé La Chair et l’esprit, propose en six copieux disques et un livre de 200 pages abondamment illustré, un parcours dans l’œuvre du Cantor de Leipzig placé sous le signe de l’hédonisme.
Pour rendre compte d’un tel projet avec toute l’objectivité souhaitable, il est important de définir précisément, au
préalable, le public auquel il s’adresse. Autant le dire d’emblée, la volonté, fondée sur une opposition entre instruction et plaisir assez maladroitement exprimée dans la note liminaire de
l’éditeur, de ne pas chercher à faire de la pédagogie et le caractère souvent très fragmentaire d’extraits regroupés par effectifs – « cordes frottées », « cordes pincées &
cordes frappées », « du clavecin à l’orgue », « grands effectifs profanes », « musique sacrée » et « open Bach », dernier disque consacré à des
interprétations non « historiquement informées » faisant malicieusement se côtoyer, entre autres, piano, marimba et accordéon – ne s’adressent pas au mélomane qui possèderait déjà un
certain nombre d’enregistrements d’œuvres de Bach. Il me semble, en revanche, que qui souhaiterait faire présent d’un bel objet à une personne connaissant peu la musique du Cantor ou souhaitant
l’entendre dans des versions autres que « traditionnelles » trouverait son bonheur avec ce coffret qui constitue un point de départ plus qu’un achèvement.
À l’image du tableau de Jan de Heem qui l’illustre, ce coffret composite se justifie en tant qu’objet d’agrément auquel il ne faut pas demander plus qu’il est en mesure d’offrir, mais qui peut constituer une première approche stimulante de l’univers de Johann Sebastian Bach pour qui n’en serait pas familier. Si vous connaissez quelqu’un qui répond à ce critère et que vous souhaitez lui faire plaisir pour un prix raisonnable, La Chair et l’esprit est le cadeau qu’il vous faut.
6 CD [durée totale : 7h19’59”] et un livre de 200 pages Alpha 889. Ce coffret peut être acheté en suivant ce lien.
Extrait proposé :
8. Johann Sebastian Bach & Johann Kuhnau (1660-1722) : Der Gerecht kommt um, motet
Pygmalion
Raphaël Pichon, direction
Illustration complémentaire :
Jan Davidsz. de Heem (Utrecht, 1606-Anvers, 1683), Feston de fruits et de fleurs, c.1660-70. Huile sur toile, 74 x 60 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.
Crédits photographiques :
La photographie d’Amandine Beyer est de Benjamin de Diesbach.
La photographie de Café Zimmermann est de Petr Skalka.
La photographie de Léon Berben est de Lutz Voigtlaender.
La photographie de Sébastien Guillot appartient à Saphir Productions.